Mes propres épreuves de vie m’ont poussé depuis deux ans à lire davantage de psychologie et de philosophie. Le devenir-humain qu’implique la vie à la suite du Christ, vrai homme, convoque ces deux sciences qui nourrissent respectivement l’esprit et la raison, deux parts essentielles dans l’anthropologie chrétienne. C’est en lisant Carl Jung et Søren Kierkegaard, lectures de traversée, lectures d’épreuve, lectures de nuits blanches, que les liens entre ces deux auteurs se sont tissés en moi. Ayant déjà publié un article faisant le lien entre Carl Jung et saint Paul au sujet de l’individuation[1], je vais commencer par exposer brièvement ce qu’il en est de l’individu chez Kierkegaard de sorte à mettre en évidence les articulations possibles avec le psychiatre suisse.
« Et le christianisme alors ! La leçon qu’il enseigne, c’est que cet individu, comme tout individu, n’importe lequel d’ailleurs, mais, femme, servante, ministre, marchant, barbier, rat d’études, etc., c’est que cet individu existe devant Dieu – cet individu qui serait fier peut-être d’avoir une fois de toute sa vie parlé au roi, ce même homme-là, qui serait déjà quelqu’un de frayer d’amitié avec un tel ou un tel, cet homme est devant Dieu, peut parler avec Dieu quand il faut, sûr toujours d’en être écouté, et c’est à lui qu’on offre de vivre dans l’intimité de Dieu ! »
Kierkegaard, Traité du désespoir, Paris, Gallimard, 1990, p.438-439.
Le penseur danois nous livre une conception originale de la foi, d’une grande modernité psychologique. Ainsi que je l’ai déjà écrit dans un article récent[2], la foi est une décision qui nous place en situation de contemporanéité avec l’absolu qu’est Dieu-même, avec le Christ. Mais si l’on regarde ce qu’elle est par le prisme de la subjectivité amplement valorisée par Kierkegaard en opposition à Hegel, « la foi est la contestation de l’extériorité au nom de l’intériorité, le refus de la réalité au nom de l’absurde »[3]. On y voit ici toute la fougue du Danois, de sa farouche opposition à tout « système » écrasant la singularité incontestable de chaque individu. En cela, la foi est l’accomplissement ultime de la liberté, qui loin d’être anarchique, accomplit l’homme dans sa singularité psychologique et spirituelle (la filiation paulinienne dont j’ai parlé dans l’article précédent). Définir la foi comme contestation signifie que le singulier prévaut sur le général. « L’individu […] après avoir été dans le général, s’isole désormais lui-même au-dessus du général. »[4] En devenant soi par la foi, on dépasse le stade éthique. Dès lors que l’homme est devant Dieu, il est devant l’absolu qui transcende tout « général », tout ensemble : rien ne peut le contenir. Là où pour Kierkegaard cela se joue dans le devenir-soi, pour les scholastiques, cela se jouait dans la finalité métaphysique de l’homme. Pour tendre la main aux thomistes qui me lisent, je rappelle que saint Thomas envisageait déjà cela dans sa conception de la personne humaine : elle est à la fois simple partie par rapport à une communauté, et à la fois une totalité autonome. Ce paradoxe thomiste de la personne à la fois comme partie et comme tout par rapport à une communauté lui permet d’articuler la politique et la métaphysique. Dans l’ordre de la politique, l’homme est une partie d’un tout ; dans l’ordre de la métaphysique, l’homme transcende tous les ordres y compris la politique, car sa finalité ultime est en Dieu. Cette théologie politique me semble parfaitement juste et indépassable.
Revenons à Copenhague ! Sous la plume du penseur anti-hegelien, cette vérité de la finalité métaphysique de l’homme peut et doit s’incarner dans l’existence : s’il est bon pour un homme d’avoir sa place dans « le général », dans un ensemble plus grand que lui, il est sain et vital qu’il se sente atypique, singulier, et donc isolé dans son unicité face au général, car se faisant, il réalise véritablement et authentiquement sa liberté dans un devenir soi. Il est seul « devant Dieu » : Kierkegaard reprend ici le « Coram Deo » des théologiens du Moyen-Age. « La réalité de l’homme devrait être d’exister en Isolé devant Dieu. »[5] Il y a ici un lien savoureux et inédit (selon mes maigres connaissances) d’un « vécu métaphysique » si je peux parler ainsi : devenir soi chez Kierkegaard, c’est expérimenter dans son esprit, par le vécu de sa singularité, une vérité, un état de conscience ou une émotion qui s’origine dans la métaphysique, qui alors, loin d’être « au-delà de la physique » (selon l’étymologie) devient existentiellement palpable : une sorte de trace ou d’empreinte métaphysique de notre finalité en Dieu dans l’existence, un sentiment d’éternité dans le temps, un écho temporel d’une vérité éternelle. La métaphysique thomiste dans l’instant kierkegaardien !
Pour le Danois, « la foi est […] est ce paradoxe pour lequel l’intériorité est plus haute que l’extériorité. »[6] Précisément parce que la subjectivité est le lieu ultime de la vérité. Il y aurait ici à rappeler sa philosophie de la vérité, qui ne peut se trouver dans l’objectivité douteuse d’un système, mais seulement l’intériorité, la subjectivité, lieu de l’authenticité. « Pour la réflexion subjective, la vérité est l’appropriation, l’intériorité, la subjectivité, et il s’agit de s’approfondir en existant dans la subjectivité. »[7] Il la déploie à ce point qu’il en conclut que « devenir subjectif serait ainsi la plus haute tâche assignée à chaque homme, de même que la plus haute récompense, une béatitude éternelle, n’existe que pour l’homme subjectif, ou plus exactement s’engendre pour celui qui devient subjectif. »[8] La foi, étant le choix le plus subjectif qui soit, sans aucune raison convaincante et déterminante, est le choix le plus libre qui soit, et le plus vrai. En cela l’intériorité est plus haute que l’extériorité car elle seule permet l’émergence de l’authenticité, porteuse de la vérité subjective.
Carl Jung a été conduit dans ses expériences personnelles et professionnelles à postuler l’existence d’un centre psychique organisateur qu’il va nommer le Soi, la totalité psychique « infiniment plus vaste que le moi »[9]. Ce point originaire supposé serait à l’origine du processus d’individuation qu’il présente comme un modèle psycho-développemental autorégulateur de la psyché. Il se divise en six étapes[10] :
- Le traumatisme, ou la perte de l’équilibre psychique, initie la dynamique autorégulatrice de la psyché.
- La prise de conscience de la persona invite à la différenciation de cette image sociale du sujet par trop adapté à son environnement
- L’intégration progressive de l’ombre personnelle (avec ses complexes) met un terme à leurs projections initiales.
- L’anima (l’aspect féminin en l’homme, se rapportant à la « vie ») / l’animus (aspect masculin de la femme, se rapportant au jugement, à la parole).
- Les expériences numineuses archétypiques, formes a priori et instinctuelles de la psyché, se soldent par un rapport renouvelé du Moi à l’inconscient et par le déplacement du centre de gravité psychique en direction du Soi, « centre de la personnalité »[11].
- Enfin la dialectique du Moi et de l’inconscient, sur le mode intégratif et différencié des données archétypales, produit une adaptation plus grande au monde intérieur comme extérieur.
Après ce bref survol, nous ne pouvons que constater « l’orientation dynamique, naturelle et spontanée du psychisme en direction du transpersonnel, du transcendantal, le Soi, ou archétype du divin, présidant à l’ensemble du Processus »[12]. Il faut mettre l’accent sur la composante naturelle de ce dynamisme. Certes on peut y faire obstacle, mais fondamentalement, c’est de l’ordre d’une pulsion, qui s’accomplit en nous. Cette évolution naturelle de la psyché humaine se fait sur le mode de l’intégration progressive des diverses couches constitutives de l’inconscient (personnel et transpersonnel), dynamique initiée dès l’origine par le « divin en l’homme » et aboutissant à l’expérience de Dieu. En effet, l’orientation de ce processus est théologique pour Jung : « On pourrait aussi bien dire du Soi qu’il est « Dieu en nous ». C’est de lui que semble jaillir depuis ses premiers débuts toute notre vie psychique, et c’est vers lui que semblent tendre tous les buts suprêmes et derniers d’une vie. »[13] Jung ira même qu’à dire : « Dieu, ainsi, n’est non seulement ni écarté, ni annihilé, mais il est au contraire placé dans la proximité de ce dont on peut faire l’expérience. »[14] Phrase surprenante où l’on croirait lire des versets du Nouveau Testament : « Dieu en nous ». L’évidence du lien avec la contemporanéité de Dieu de Kierkegaard permet d’expliquer psychiquement en quoi le Dieu donne lui-même la condition de la foi[15]. Le Soi est le lieu de Dieu selon Jung. L’âme est le lieu de Dieu dirait la scholastique. En soi, par la foi, nous nous rendons contemporain de Dieu selon Kierkegaard. Le processus d’Individuation serait la préparation psychique d’une expérience authentique de Dieu. Au sens, où elle en serait la condition de possibilité.
Le parallèle est simple à faire entre le devenir subjectif de Kierkegaard, et l’individuation de Jung. Tous les deux permettent et sont aussi la conséquence d’une authentique expérience spirituelle, nous plaçant dans un cercle vertueux, fécond psychologiquement et spirituellement. L’anthropologie biblique de l’âme et de l’esprit ne nous permet pas de séparer les deux dimensions, celles-ci étant corrélées dans l’acte créateur de Dieu qui les a voulus inséparables. En cela, la maturité psychologique et la maturité spirituelle vont de pair, ce dont j’ai déjà parlé dans un article précédent[16]. Kierkegaard et Jung s’accorderaient donc à dire que devenir soi est la plus haute tâche assignée à chaque homme : c’est la plus haute dans l’ordre de la politique (la vie sociale, et ecclésiale) mais bien évidemment aussi dans l’ordre de la métaphysique. Devenir soi permet d’incarner la transcendance de l’homme dans l’existence de ses relations, de son appartenance, et notamment ici dans son appartenance au Corps du Christ. A ceux qui n’ont pas encore lu Jung, il faut rappeler que l’individuation n’est en rien l’individualisme. Bien au contraire : l’individuation nous pousse par le devenir-soi qui n’est autre qu’un devenir chrétien personnalisé, à aimer, l’amour étant la faculté en nous qui nous individualise le plus. Un exemple parmi des milliers : heureusement que l’Abbé Pierre a écouté l’appel individuel que l’Esprit lui faisait lors de l’hiver 1954 et qu’il a eu le courage d’aller à la radio pour faire cet acte de foi unique, cet acte individualisant. Par conséquent, rien de mieux pour l’Eglise que de favoriser chez ses membres cette individuation, car cela rejaillit sur l’ensemble par la suite. Rien de mieux pour l’Eglise que de se mettre à l’écoute de ses membres, car une individualité authentique (prophétique, visionnaire, charitable) est au service de la communion au sein du Corps du Christ : elle est fédératrice.
[1] Article : https://repenserleglise.fr/2021/07/28/devenir-soi-meme-tenir-individuation-et-filiation/
[2] Article : https://repenserleglise.fr/2022/04/25/la-contemporaneite-du-christ-comme-condition-de-possibilite/
[3] Je renvoie ici à un très bon article d’un autre blog : https://philitt.fr/2017/09/24/lexistentialisme-chretien-de-kierkegaard-le-christianisme-contre-la-chretiente/
[4] S. Kierkegaard, Crainte et tremblement, Paris, Payot & Rivages, 2000, p.108.
[5] S. Kierkegaard, Traité du désespoir, Paris, Gallimard, 1990, p.436.
[6] S. Kierkegaard, Crainte et tremblement, Paris, Payot & Rivages, 2000, p.128.
[7] S. Kierkegaard, Post-scriptum aux Miettes philosophiques, Paris, Gallimard, 1949, p.150.
[8] Ibid., p.127.
[9] Carl Jung, L’homme à la découverte de son âme, Paris, Albin Michel, 1987, p.330.
[10] Je me permets de reprendre ici le mémoire en Master de théologie de Pravin Ertz, Le Processus d’Individuation de Carl Gustav Jung, prolégomènes au Processus Divinisation, Louvain, 2014, p.15-16.
[11] Carl Jung, Dialectique du Moi et de l’inconscient, Saint-Amand, Folio essai, 2010, p.255.
[12] Pravin Ertz, Ibid., p.16.
[13] Carl Jung, Dialectique du Moi et de l’inconscient, Saint-Amand, Folio essai, 2010, p.255.
[14] Carl Jung, Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées recueillis par Aniela Jaffé, Saint-Armand, Gallimard, 1973, p.395.
[15] Je renvoie à mon article précédent déjà cité sur la contemporanéité de Dieu.
[16] https://repenserleglise.fr/2021/08/22/prendre-conscience-exercice-de-maturite-psychologique-et-spirituelle/