Vers plus d’individualité dans l’Eglise : Søren Kierkegaard et Carl Jung

Mes propres épreuves de vie m’ont poussé depuis deux ans à lire davantage de psychologie et de philosophie. Le devenir-humain qu’implique la vie à la suite du Christ, vrai homme, convoque ces deux sciences qui nourrissent respectivement l’esprit et la raison, deux parts essentielles dans l’anthropologie chrétienne. C’est en lisant Carl Jung et Søren Kierkegaard, lectures de traversée, lectures d’épreuve, lectures de nuits blanches, que les liens entre ces deux auteurs se sont tissés en moi. Ayant déjà publié un article faisant le lien entre Carl Jung et saint Paul au sujet de l’individuation[1], je vais commencer par exposer brièvement ce qu’il en est de l’individu chez Kierkegaard de sorte à mettre en évidence les articulations possibles avec le psychiatre suisse.

« Et le christianisme alors ! La leçon qu’il enseigne, c’est que cet individu, comme tout individu, n’importe lequel d’ailleurs, mais, femme, servante, ministre, marchant, barbier, rat d’études, etc., c’est que cet individu existe devant Dieu – cet individu qui serait fier peut-être d’avoir une fois de toute sa vie parlé au roi, ce même homme-là, qui serait déjà quelqu’un de frayer d’amitié avec un tel ou un tel, cet homme est devant Dieu, peut parler avec Dieu quand il faut, sûr toujours d’en être écouté, et c’est à lui qu’on offre de vivre dans l’intimité de Dieu ! »

Kierkegaard, Traité du désespoir, Paris, Gallimard, 1990, p.438-439.

Le penseur danois nous livre une conception originale de la foi, d’une grande modernité psychologique. Ainsi que je l’ai déjà écrit dans un article récent[2], la foi est une décision qui nous place en situation de contemporanéité avec l’absolu qu’est Dieu-même, avec le Christ. Mais si l’on regarde ce qu’elle est par le prisme de la subjectivité amplement valorisée par Kierkegaard en opposition à Hegel, « la foi est la contestation de l’extériorité au nom de l’intériorité, le refus de la réalité au nom de l’absurde »[3]. On y voit ici toute la fougue du Danois, de sa farouche opposition à tout « système » écrasant la singularité incontestable de chaque individu. En cela, la foi est l’accomplissement ultime de la liberté, qui loin d’être anarchique, accomplit l’homme dans sa singularité psychologique et spirituelle (la filiation paulinienne dont j’ai parlé dans l’article précédent). Définir la foi comme contestation signifie que le singulier prévaut sur le général. « L’individu […] après avoir été dans le général, s’isole désormais lui-même au-dessus du général. »[4] En devenant soi par la foi, on dépasse le stade éthique. Dès lors que l’homme est devant Dieu, il est devant l’absolu qui transcende tout « général », tout ensemble : rien ne peut le contenir. Là où pour Kierkegaard cela se joue dans le devenir-soi, pour les scholastiques, cela se jouait dans la finalité métaphysique de l’homme. Pour tendre la main aux thomistes qui me lisent, je rappelle que saint Thomas envisageait déjà cela dans sa conception de la personne humaine : elle est à la fois simple partie par rapport à une communauté, et à la fois une totalité autonome. Ce paradoxe thomiste de la personne à la fois comme partie et comme tout par rapport à une communauté lui permet d’articuler la politique et la métaphysique. Dans l’ordre de la politique, l’homme est une partie d’un tout ; dans l’ordre de la métaphysique, l’homme transcende tous les ordres y compris la politique, car sa finalité ultime est en Dieu. Cette théologie politique me semble parfaitement juste et indépassable.

Revenons à Copenhague ! Sous la plume du penseur anti-hegelien, cette vérité de la finalité métaphysique de l’homme peut et doit s’incarner dans l’existence : s’il est bon pour un homme d’avoir sa place dans « le général », dans un ensemble plus grand que lui, il est sain et vital qu’il se sente atypique, singulier, et donc isolé dans son unicité face au général, car se faisant, il réalise véritablement et authentiquement sa liberté dans un devenir soi. Il est seul « devant Dieu » : Kierkegaard reprend ici le « Coram Deo » des théologiens du Moyen-Age. « La réalité de l’homme devrait être d’exister en Isolé devant Dieu. »[5] Il y a ici un lien savoureux et inédit (selon mes maigres connaissances) d’un « vécu métaphysique » si je peux parler ainsi : devenir soi chez Kierkegaard, c’est expérimenter dans son esprit, par le vécu de sa singularité, une vérité, un état de conscience ou une émotion qui s’origine dans la métaphysique, qui alors, loin d’être « au-delà de la physique » (selon l’étymologie) devient existentiellement palpable : une sorte de trace ou d’empreinte métaphysique de notre finalité en Dieu dans l’existence, un sentiment d’éternité dans le temps, un écho temporel d’une vérité éternelle. La métaphysique thomiste dans l’instant kierkegaardien !

Pour le Danois, « la foi est […] est ce paradoxe pour lequel l’intériorité est plus haute que l’extériorité. »[6] Précisément parce que la subjectivité est le lieu ultime de la vérité. Il y aurait ici à rappeler sa philosophie de la vérité, qui ne peut se trouver dans l’objectivité douteuse d’un système, mais seulement l’intériorité, la subjectivité, lieu de l’authenticité. « Pour la réflexion subjective, la vérité est l’appropriation, l’intériorité, la subjectivité, et il s’agit de s’approfondir en existant dans la subjectivité. »[7] Il la déploie à ce point qu’il en conclut que « devenir subjectif serait ainsi la plus haute tâche assignée à chaque homme, de même que la plus haute récompense, une béatitude éternelle, n’existe que pour l’homme subjectif, ou plus exactement s’engendre pour celui qui devient subjectif. »[8] La foi, étant le choix le plus subjectif qui soit, sans aucune raison convaincante et déterminante, est le choix le plus libre qui soit, et le plus vrai. En cela l’intériorité est plus haute que l’extériorité car elle seule permet l’émergence de l’authenticité, porteuse de la vérité subjective.

Carl Jung a été conduit dans ses expériences personnelles et professionnelles à postuler l’existence d’un centre psychique organisateur qu’il va nommer le Soi, la totalité psychique « infiniment plus vaste que le moi »[9]. Ce point originaire supposé serait à l’origine du processus d’individuation qu’il présente comme un modèle psycho-développemental autorégulateur de la psyché. Il se divise en six étapes[10] :

  1. Le traumatisme, ou la perte de l’équilibre psychique, initie la dynamique autorégulatrice de la psyché.
  2. La prise de conscience de la persona invite à la différenciation de cette image sociale du sujet par trop adapté à son environnement
  3. L’intégration progressive de l’ombre personnelle (avec ses complexes) met un terme à leurs projections initiales.
  4. L’anima (l’aspect féminin en l’homme, se rapportant à la « vie ») / l’animus (aspect masculin de la femme, se rapportant au jugement, à la parole).
  5. Les expériences numineuses archétypiques, formes a priori et instinctuelles de la psyché, se soldent par un rapport renouvelé du Moi à l’inconscient et par le déplacement du centre de gravité psychique en direction du Soi, « centre de la personnalité »[11].
  6. Enfin la dialectique du Moi et de l’inconscient, sur le mode intégratif et différencié des données archétypales, produit une adaptation plus grande au monde intérieur comme extérieur.

Après ce bref survol, nous ne pouvons que constater « l’orientation dynamique, naturelle et spontanée du psychisme en direction du transpersonnel, du transcendantal, le Soi, ou archétype du divin, présidant à l’ensemble du Processus »[12]. Il faut mettre l’accent sur la composante naturelle de ce dynamisme. Certes on peut y faire obstacle, mais fondamentalement, c’est de l’ordre d’une pulsion, qui s’accomplit en nous. Cette évolution naturelle de la psyché humaine se fait sur le mode de l’intégration progressive des diverses couches constitutives de l’inconscient (personnel et transpersonnel), dynamique initiée dès l’origine par le « divin en l’homme » et aboutissant à l’expérience de Dieu. En effet, l’orientation de ce processus est théologique pour Jung : « On pourrait aussi bien dire du Soi qu’il est « Dieu en nous ». C’est de lui que semble jaillir depuis ses premiers débuts toute notre vie psychique, et c’est vers lui que semblent tendre tous les buts suprêmes et derniers d’une vie. »[13] Jung ira même qu’à dire : « Dieu, ainsi, n’est non seulement ni écarté, ni annihilé, mais il est au contraire placé dans la proximité de ce dont on peut faire l’expérience. »[14] Phrase surprenante où l’on croirait lire des versets du Nouveau Testament : « Dieu en nous ». L’évidence du lien avec la contemporanéité de Dieu de Kierkegaard permet d’expliquer psychiquement en quoi le Dieu donne lui-même la condition de la foi[15]. Le Soi est le lieu de Dieu selon Jung. L’âme est le lieu de Dieu dirait la scholastique. En soi, par la foi, nous nous rendons contemporain de Dieu selon Kierkegaard. Le processus d’Individuation serait la préparation psychique d’une expérience authentique de Dieu. Au sens, où elle en serait la condition de possibilité.

Le parallèle est simple à faire entre le devenir subjectif de Kierkegaard, et l’individuation de Jung. Tous les deux permettent et sont aussi la conséquence d’une authentique expérience spirituelle, nous plaçant dans un cercle vertueux, fécond psychologiquement et spirituellement. L’anthropologie biblique de l’âme et de l’esprit ne nous permet pas de séparer les deux dimensions, celles-ci étant corrélées dans l’acte créateur de Dieu qui les a voulus inséparables. En cela, la maturité psychologique et la maturité spirituelle vont de pair, ce dont j’ai déjà parlé dans un article précédent[16]. Kierkegaard et Jung s’accorderaient donc à dire que devenir soi est la plus haute tâche assignée à chaque homme : c’est la plus haute dans l’ordre de la politique (la vie sociale, et ecclésiale) mais bien évidemment aussi dans l’ordre de la métaphysique. Devenir soi permet d’incarner la transcendance de l’homme dans l’existence de ses relations, de son appartenance, et notamment ici dans son appartenance au Corps du Christ. A ceux qui n’ont pas encore lu Jung, il faut rappeler que l’individuation n’est en rien l’individualisme. Bien au contraire : l’individuation nous pousse par le devenir-soi qui n’est autre qu’un devenir chrétien personnalisé, à aimer, l’amour étant la faculté en nous qui nous individualise le plus. Un exemple parmi des milliers : heureusement que l’Abbé Pierre a écouté l’appel individuel que l’Esprit lui faisait lors de l’hiver 1954 et qu’il a eu le courage d’aller à la radio pour faire cet acte de foi unique, cet acte individualisant. Par conséquent, rien de mieux pour l’Eglise que de favoriser chez ses membres cette individuation, car cela rejaillit sur l’ensemble par la suite. Rien de mieux pour l’Eglise que de se mettre à l’écoute de ses membres, car une individualité authentique (prophétique, visionnaire, charitable) est au service de la communion au sein du Corps du Christ : elle est fédératrice.


[1] Article : https://repenserleglise.fr/2021/07/28/devenir-soi-meme-tenir-individuation-et-filiation/

[2] Article : https://repenserleglise.fr/2022/04/25/la-contemporaneite-du-christ-comme-condition-de-possibilite/

[3] Je renvoie ici à un très bon article d’un autre blog : https://philitt.fr/2017/09/24/lexistentialisme-chretien-de-kierkegaard-le-christianisme-contre-la-chretiente/

[4] S. Kierkegaard, Crainte et tremblement, Paris, Payot & Rivages, 2000, p.108.

[5] S. Kierkegaard, Traité du désespoir, Paris, Gallimard, 1990, p.436.

[6] S. Kierkegaard, Crainte et tremblement, Paris, Payot & Rivages, 2000, p.128.

[7] S. Kierkegaard, Post-scriptum aux Miettes philosophiques, Paris, Gallimard, 1949, p.150.

[8] Ibid., p.127.

[9] Carl Jung, L’homme à la découverte de son âme, Paris, Albin Michel, 1987, p.330.

[10] Je me permets de reprendre ici le mémoire en Master de théologie de Pravin Ertz, Le Processus d’Individuation de Carl Gustav Jung, prolégomènes au Processus Divinisation, Louvain, 2014, p.15-16.

[11] Carl Jung, Dialectique du Moi et de l’inconscient, Saint-Amand, Folio essai, 2010, p.255.

[12] Pravin Ertz, Ibid., p.16.

[13] Carl Jung, Dialectique du Moi et de l’inconscient, Saint-Amand, Folio essai, 2010, p.255.

[14] Carl Jung, Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées recueillis par Aniela Jaffé, Saint-Armand, Gallimard, 1973, p.395.

[15] Je renvoie à mon article précédent déjà cité sur la contemporanéité de Dieu.

[16] https://repenserleglise.fr/2021/08/22/prendre-conscience-exercice-de-maturite-psychologique-et-spirituelle/

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Être contemporain ou se rendre contemporain : la foi entre passivité et activité, entre don et tâche.

Dans la suite de l’article intitulé La contemporanéité du Christ comme condition de possibilité, engageons notre réflexion sur l’ambivalence savoureuse de ce concept. Analysant les développements de Kierkegaard dans les Miettes philosophiques, nous en constations une fois de plus l’ambiguïté propre à sa pensée. D’un côté, la contemporanéité permet le don de la foi (celle du Christ déjà présent) et de l’autre côté, la foi nous rend contemporain du maître. Cette ambivalence, loin d’être un flou conceptuel, honore la dimension relationnelle de la foi : voir et être vu, connaître et être connu. L’ambivalence permet de penser la polarité de la relation avec le Christ.

            Toutefois, ce qui semble premier, c’est que nous sommes contemporains. C’est à la fois vrai dans les développements de Kierkegaard qu’en théologie fondamentale. Dieu donne lui-même la condition. Saint Jean dira : « Et cet amour consiste, non point en ce que nous avons aimé Dieu, mais en ce qu’il nous a aimés et a envoyé son Fils comme victime expiatoire pour nos péchés. » (1 Jn 4,10) Il s’est rendu présent le premier en nous aimant le premier. C’est fondamental au sens propre : c’est le fondement de toute l’histoire sainte et donc de toute la théologie. Dieu lui-même le premier se rend contemporain de sa création, de ses créatures. La foi suppose d’abord notre passivité. Rien à faire, sinon prendre conscience de la contemporanéité acquise et voulu par Dieu lui-même en personne : on est vu, on est connu, on est aimé.

La passivité est essentielle, parce que le mystère est reçu et ne peut être que reçu.

Henri de Lubac, Dieu en quête de l’homme, Paris, Seuil, 1968, p.57.

            C’est ensuite, une fois reçue la condition de Dieu lui-même en personne que l’on peut se rendre contemporain par le saut de la foi. Puisqu’on est vu, on peut le voir ; puisqu’on est connu, on peut le connaître, puisqu’on est aimé, on peut l’aimer. La foi nous rend contemporain du maître : la « contemporanéité réelle » pour reprendre la typologie du penseur danois. La foi permet l’ « autopsie », de voir par soi-même puisque la condition nous a été donnée. Si activité il y a, c’est bien sur fond de passivité. Si tâche il y a, c’est sur la précédence du don de Dieu. Mais puisque la foi est une décision libre, un acte subjectif, il faut bien qu’il y ait l’activité et la tâche de la décision de croire. La foi relève du courage de l’adhésion au maître, en pleine conscience de ce qu’Il est. En cela, la foi kierkegaardienne n’a que peu de points communs avec ce que l’on en a fait dans la pratique ecclésiale. En nous rendant contemporain par l’acte de foi, nous ne faisons que répondre. La dimension responsoriale de la foi montre l’importance de l’ « instant » chez Kierkegaard, ce que j’ai travaillé dans d’autres articles avec le prisme biblique de la rencontre du musterion de Dieu : la rencontre personnelle avec Jésus[1]. L’instant est précisément le point de rencontre entre la passivité et l’activité, entre être contemporain et se rendre contemporain. C’est un instant eschatologique où l’éternité affleure dans le présent. Dans l’instant, passivité et activité ne sont pas symétriques ou d’égale importance : c’est bien sur fond de passivité que se déploie l’activité de croire. C’est sur la précédence du don de la condition que la tâche de croire en conscience peut s’exercer.


[1] Lire les articles :

La contemporanéité du Christ comme condition de possibilité

Après plusieurs articles de recherche portant sur la thématique de l’articulation entre la vie dans l’Esprit et la pratique des sacrements, après de nombreuses lectures, des prises de position plus ou moins adroites de ma part, comme à tâtons, je pense pouvoir suggérer de quoi fonder philosophiquement une théologie de la vie dans l’Esprit. Ayant constaté son anémie dans le milieu paroissial, laissant les sacrements à eux-mêmes, je cherchais depuis cinq années à la revaloriser et la crédibiliser à hauteur de ce qu’en dit la Révélation. L’exigence de la crédibilité me venait du dédain intellectuel et pastoral de catholiques (fidèles, prêtres et évêques) pour qui seul était vraiment sérieux et fécond un sacrement. « Cherchez et vous trouverez » dit le Seigneur ! Il me semble que cela est vrai aussi dans le domaine intellectuel pour qui entend cet appel à continuer à penser la Révélation et surtout un agir pastoral en cohérence avec celle-ci. A vous lecteurs de me dire librement par vos retours courtois et argumentés, si cela est convainquant.

Chez Søren Kierkegaard, le concept de contemporanéité est une catégorie philosophique abolissant le temps et les siècles de la « chrétienté établie » qui nous a détournés du Christ par une « doctrine »[1]. Par ce concept, il affirme que chacun de nous, comme disciple de « seconde main » peut vivre comme les disciples de Jésus dans la même contemporanéité avec le Christ, même si vingt-et-un siècles nous séparent de son existence terrestre. Sans faire un exposé philosophique du mot, regardons brièvement ce qu’il en dit dans les Miettes philosophiques. Rappelons d’abord quelques distinctions : le « contemporain immédiat » est celui qui a vécu du temps de l’Incarnation de Jésus ; le « disciple de seconde main » est celui qui a vécu après cette Incarnation et qui n’a jamais vu Jésus de ses yeux (c’est nous) ; le « contemporain réel » est le croyant.

Partant de l’idée implicite que la foi vient de Dieu, et qu’elle est un don, on devient croyant pour Kierkegaard en rencontrant Dieu qui donne lui-même la condition de possibilité de la foi : ce n’est ni quelqu’un d’autre, ni un intermédiaire, et encore moins les soi-disant preuves ou raisons venant de la « chrétienté » qui ne peuvent en rien nous donner la foi. On peut dire en cela que la foi suppose un saut hors d’une stricte rationalité, ce qui va dans le sens de toute la théologie fondamentale. « Si le croyant est celui qui croit et qui connaît le dieu du fait de recevoir du dieu même la condition, il faut que l’homme postérieur reçoive tout pareillement la condition du dieu même, et il ne peut la recevoir de seconde main, car pour ce faire, il faudrait que cette seconde main fût encore le dieu, auquel cas tout ce qu’on a dit d’elle est comme si l’on n’avait rien dit. »[2] L’important est le « lui-même » : en personne (pour reprendre une catégorie forgée dans la théologie trinitaire). La conséquence immédiate est une contemporanéité de dieu accessible par tous et partout. Elle n’est pas le propre de ceux qui ont connu Jésus dans son existence terrestre.

Par ailleurs, les contemporains immédiats n’ont pas tous été des contemporains réels. « Le contemporain peut en dépit de sa contemporanéité être le non-contemporain »[3]. Ainsi « le contemporain réel ne l’est pas en vertu de la contemporanéité immédiate, mais de quelque chose d’autre. »[4] En effet, on voit bien dans les récits évangéliques que tous ceux qui ont rencontré Jésus ne sont pas devenus des croyants : il n’y avait pas d’immédiateté de la foi. Ainsi, l’immédiateté de la contemporanéité n’est pas ce qui est décisif, mais bien « quelque chose d’autre ». Or si le contemporain immédiat ne l’est pas malgré sa contemporanéité, alors le non-contemporain (le disciple de seconde main) peut être contemporain par ce même quelque chose, « par quoi le contemporain devient le contemporain réel »[5].

Pour Kierkegaard, seul le croyant est contemporain réel du maître : il le connaît et le maître le connaît, lui qui lui a donné la condition : « Par là, [il] le connut comme il le fut de lui »[6]. Être un contemporain réel du maître est un état relationnel à double sens : connaître et être connu. Le maître, par son déjà-là, donne la condition de cela. Ainsi, si l’homme postérieur reçoit du maître la condition, « il est contemporain, le contemporain réel, ce qu’est seul le croyant et ce qu’est tout croyant. »[7] « C’est en tant que croyant qu’il est le contemporain par l’autopsie de la foi. »[8] Par l’autopsie de la foi, le croyant voit par lui-même le dieu qui se manifeste lui-même. On retrouve ici comme souvent chez Kierkegaard une ambivalence typique de ses concepts. A la fois, la contemporanéité permet le don de la foi (celle du Christ déjà présent) et la foi nous rend contemporain du maître. Ce qui permet de voir et d’être vu, de connaître et d’être connu. La foi est un pont entre le temporel et l’éternel : elle nous rend contemporain de l’éternel présent de Dieu.

Cette catégorie de la contemporanéité du Christ a été reprise par la théologie catholique de l’Eucharistie pour penser un sacrifice qui se re-présente devant nous. Chaque messe nous rend contemporain de la Passion et de la Résurrection du Christ. Mais la question se pose alors d’une telle raison de cette limitation de la contemporanéité à l’Eucharistie. Kierkegaard ne pose aucune limite de temps, d’espace et de condition à la contemporanéité : elle s’accomplit par la foi et dans la foi.

En tout premier, il faut commencer par redire la justesse de cette théologie. Rien ne sert de la redévelopper ici. Elle affirme et se centre sur la contemporanéité de la Pâques du Christ : sa mort et sa Résurrection. L’inconvénient est qu’elle laisse place comme souvent à une logique binaire : la contemporanéité du sacrifice et la « présence réelle » n’a lieu que pendant l’Eucharistie ; en dehors, cela n’est plus. Cette binarité qui en soi n’est pas voulu par l’Eglise nous fait consentir à ces schémas de pensées et même des mensonges en contradiction avec la Révélation. L’apôtre Paul le redit bien souvent : l’Esprit du Ressuscité est avec nous ! Nul besoin de citer de nombreuses occurrences : l’incontournable chapitre 8 de la Lettre aux Romains y suffit. Cette vérité est inconditionnellement vraie. Si c’est juste de penser une contemporanéité de la Pâques de Jésus lors de l’Eucharistie, cette contemporanéité plus large de Sa présence n’est pas confinée à la liturgie. Ce serait une forme de cléricalisme ou une confiscation de l’accès à Dieu par les clercs que de le penser. Je crois qu’il y a quelque chose de cela dans notre négligence de la vie dans l’Esprit et l’accès unique à Dieu dans les sacrements que laisse penser une pastorale classique. J’ai déjà écrit sur ce sujet.

Que se passerait-il si on continue de maintenir cette logique binaire ? Selon les catégories de Kierkegaard, il y aurait alors les contemporains réels, ceux qui seraient ponctuellement à l’Eucharistie, et les faux-contemporains. Les faux-contemporains seraient alors des « disciples de seconde main », ce qui n’est pas tenable, car comme on le sait, Kierkegaard démontre dans les Miettes qu’ « Il n’y a pas de disciple de seconde main. Vus d’un angle essentiel, le premier et le dernier sont pareils, à cette différence près que, pour la génération postérieure, l’occasion est dans l’information du contemporain, tandis que pour le contemporain elle est dans la contemporanéité immédiate. »[9] En rendant caduque et inutile ce concept, il ne fait qu’aller au bout du don de la foi par Dieu lui-même, ce que l’on peut appuyer par le concept de Karl Rahner de l’auto-communication de Dieu. S’il avait besoin d’une Eucharistie et donc d’un ministre, Dieu aurait besoin d’un intermédiaire pour assurer sa contemporanéité et donner la condition, ce dont Kierkegaard a montré l’impertinence théologique. Il est contemporain de lui-même et par lui-même.

Car par rapport à l’absolu, il n’y a qu’un seul temps : le présent ; celui qui n’est pas contemporain de l’absolu, pour lui l’absolu n’est rien du tout. Et puisque Christ est l’absolu, on voit facilement qu’il n’y a par rapport à lui qu’une seule situation : la contemporanéité. 

Kierkegaard, Exercice en christianisme

A vrai dire, seule une théologie de la vie dans l’Esprit, s’appuyant sur la théologie paulinienne permet de le penser jusqu’au bout. Il faut rappeler ou plutôt enseigner avec force que la vie dans l’Esprit est la vie chrétienne normale, et qu’elle pose comme vérité de foi la présence réelle de Dieu en tout temps et en tout lieu. Nier cela, c’est nier la Révélation. Limiter la contemporanéité de Dieu à l’Eucharistie conduit à de nombreuses fâcheuses conséquences et à des mensonges :

  • une théologie du ministère comme intermédiaire indispensable pour avoir accès à Dieu[10] … avec comme conséquence que Dieu ne donnerait plus de lui-même la condition, mais par un intermédiaire, ce à quoi Kierkegaard s’oppose.
  • un ministre serait donc un douanier de la grâce.
  • sans sacrement, nous serions coupés de Dieu.
  • La non-consistance de l’Esprit Saint, qui en fin de compte ne serait pas « réel », et cela en dépit de l’enseignement de l’apôtre Paul.
  • Une négation de la contemporanéité de la Résurrection malgré la présence de l’Esprit du Ressuscité selon le Nouveau Testament.
  • etc.

On me reprochera sans doute de dire cela, mais ces mensonges sont la conséquence de l’omission plus ou moins involontaire de l’Eglise. En effet, la théologie n’est pas indemne de l’emprise de la volonté de puissance, de la volonté de pouvoir : elle fut politique sans doute malgré elle, par l’hégémonie des sacrements et le maillage territorial comme volonté de contrôler et d’avoir la main sur la population chrétienne. Mais cela est anecdotique en rapport au cœur de ce que je présente dans cet article.

Le cœur est bien d’affirmer que le concept de contemporanéité du Christ, tel que Kierkegaard le développe est ce qui permet de penser philosophiquement les affirmations pauliniennes sur la présence du Christ dans l’Esprit. D’abord en rappelant que « Le Seigneur, c’est l’Esprit ; et là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté. » (2 Co 3, 17). A la suite de la Pentecôte, la présence de l’Esprit du Ressuscité est la présence du Seigneur de la Résurrection. A cela, aucune condition n’est indiquée, qui restreindrait la contemporanéité de sa présence. Pour reprendre la typologie de Kierkegaard, nous restons dans une contemporanéité immédiate par l’Esprit permettant la contemporanéité réelle par la foi. La présence de l’Esprit du Ressuscité permet à Dieu lui-même de donner lui-même la condition de la foi : en personne, celle de l’Esprit. « Par lui [Jésus] les uns et les autres, nous avons accès auprès du Père, dans un même Esprit. » (Eph 2,18). L’Esprit nous donne cet accès à Dieu lui-même que Jésus avait promis avant l’Ascension : « et voici, je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde. » (Mt 28,20) La contemporanéité de Dieu-même est actuelle par l’Esprit, qui selon l’apôtre Paul est la vie chrétienne normale. Avoir pensé la contemporanéité de la Passion et de la Résurrection à l’Eucharistie, c’est pertinent ainsi qu’on l’a rappelé au début. Avoir limité la contemporanéité de Sa présence au cadre liturgique est un déni de la Révélation, une ingérence de l’Eglise institutionnelle qui s’impose spirituellement entre le Créateur et les créatures. La contemporanéité du Christ par l’Esprit est la condition de possibilité toujours disponible pour « chercher et trouver Dieu en toute chose » (Ignace de Loyola). C’est parce qu’il s’est rendu accessible, lui-même, en personne qu’on peut le rencontrer et le trouver sans intermédiaire : ni ministériel, ni de doctrine. Au-delà de ce que fut la Chrétienté, nous sommes appelés à enjamber le temps et les siècles, enjamber la doctrine, voire la tradition quand elle fait écran à cette contemporanéité absolue qui nous ait acquise par la Résurrection et la Pentecôte. Vivre en chrétien, c’est vivre au temps de Jésus, dans le présent de Sa présence, dans l’éternel christianisme dont aucune chrétienté ne doit nous détourner, là où le Père s’est assuré au prix de son Fils de se rendre présent lui-même par l’Esprit auprès de chacun de ses enfants. Par la foi, il nous faut retrouver cette étonnante modernité, cette magnifique proximité de Jésus dans sa contemporanéité pour fonder une authentique théologie de la vie dans l’Esprit et une pastorale ne limitant pas sa présence, mais se tenant en Sa présence, là où Dieu lui-même sera dit et proclamé en libre accès.


[1] Chez Kierkegaard, ce terme renvoie à la doctrine hégélienne qui ferait un écran de connaissance inévitablement douteuse entre le Christ et nous.

[2] Kierkegaard, Miettes Philosophiques, Gallimard, 1990, p.108-109.

[3] Ibid., p.107.

[4] Id.

[5] Id.

[6] Ibid., p.107-108. Ici Kierkegaard nous renvoie à deux versets de Paul : « Mais si quelqu’un aime Dieu, celui-là est connu de lui. » (1 Co 8,3) et « mais à présent que vous avez connu Dieu, ou plutôt que vous avez été connus de Dieu » (Ga 4,9)

[7] Ibid., p.109.

[8] Ibid., p.110. Je rappelle ici que l’étymologie grecque de « autopsie » signifie « action de voir par soi-même ». C’est donc au sens étymologique qui faut comprendre ce mot et non dans son acception médicale.

[9] Ibid., p.148.

[10] Sur ce sujet, je renvoie à un de mes premiers articles : l’accès à Dieu dans l’Eglise catholique. Lien : https://repenserleglise.fr/2018/11/15/lacces-a-dieu-dans-leglise-catholique/

Pour une théologie et une pastorale de l’existence

Dans mon article intitulé De l’objectivité de la métaphysique à la subjectivité existentialiste : prendre acte de l’évolution de notre conception de la réalité[1], je tournais nos regards vers le déplacement de la conception philosophique de la réalité qui percute de plein fouet la pastorale qui, elle, n’a pas suivi cette évolution : elle reste ancrée unilatéralement dans une conception métaphysique de la réalité auxquelles les sacrements donnent accès. Ce qui pose problème ici, ce n’est pas bien évidemment l’ancrage des sacrements dans une ontologie, mais le fait que la pastorale ne propose rien d’autre qui soit pris au sérieux. Ce qui pose problème, ce sont des ministères pensés autour de la distribution de sacrements et qu’il n’y en ait pas d’autres à côté. En cela, avec une trop grande brièveté, j’appelais à la considération de la subjectivité afin de prendre au sérieux la vie dans l’Esprit.

Le constat intellectuel et ecclésial que l’on peut faire est précisément qu’une pastorale dont l’axe majeur est ancré dans l’ontologie des sacrements, dans l’énonciation de vérités, ne mord pas sur l’existence, ou si peu : elle coule sur nous comme l’eau sur les plumes d’un canard. Ce constat n’est en rien un jugement de personnes, mais une simple déduction au sein l’histoire des idées philosophiques, accompagnée du constat de la situation de l’Eglise malgré la vigueur et la force intacte de l’Evangile.

La théologie de l’Eglise, et avec elle la pastorale, n’a pas pris le tournant et intégré la nécessaire prise en compte de l’existence et de la subjectivité. Le mouvement récent de la transformation pastorale s’y essaie courageusement, à tâtons, mais il manque à mon sens d’une théologie qui permettent de le penser et de le rendre sérieux : en effet, il me semble qu’il doit être rendu telle, même si pour moi, rien n’est plus sérieux que tous ceux qui s’y engagent voulant résolument une Eglise de disciples-missionnaires en vérité, et non des assemblées dominicales où malheureusement, on se contente de la communion eucharistique sans que la vigueur de l’Evangile ne change nos vies.

Et pourtant, il y a déjà deux siècles que Søren Kierkegaard a proposé un déplacement considérable dans le champ philosophique, et plus précisément dans notre conception de la réalité. Loin du « système » hegelien et de sa « doctrine », loin d’une réalité qui serait dans un au-delà métaphysique, il assigne à la réalité un autre lieu : « La seule réalité qu’il y ait pour un homme existant est sa propre réalité éthique. »[2] C’est ainsi que l’existence fait une entrée remarquable en philosophie, car elle prétend porter presque à elle seule tout le poids de la réalité. L’ensemble des écrits de Kierkegaard honore ce déplacement et y donne une consistance à laquelle on ne peut rester indifférent.

Il ne s’agit nullement de se livrer à un exposé philosophique. Il y a de très bons livres et articles pour cela. C’est sans doute précisément la première chose à faire pour mieux comprendre la thèse de cet article qui se veut concis. Simplement à partir de quelques-uns de ces concepts clés en déduire des incidences pastorales possibles.

Le premier focus que l’on pourrait faire serait de parler de langage de l’existence. « Dans la langue de l’abstraction, ce qui constitue la difficulté de l’existence et de l’existant, bien loin d’être éclairci, n’apparaît à vrai dire, jamais ; justement parce que la pensée abstraite est sub specie aeterni, elle fait abstraction du concret, du temporel, du devenir de l’existence, de la détresse de l’homme, posé dans l’existence par un assemblage d’éternel et de temporel. »[3] Sans déployer ce qui est profondément énoncé ici, on aurait tout à gagner à davantage quitter le langage abstrait pour parler celui de la vie, de l’existence. Personnellement, dans les rassemblements d’Eglise, lorsque j’étais étudiant, j’ai souvent subi des homélies à forte teneur théologique, structurées sur un langage abstrait qui ne convoquait que trop peu ma vie personnelle. En plus de cela, tout au long de l’année, malgré sa précision et sa finesse théologique, la liturgie de la messe (les préfaces, les oraisons, …) est un condensé théologique non-intégrable et non digérable par une très grande partie de la population, car la visée n’est pas tant de nourrir l’existence des gens que la précision et la cohérence théologique de l’ensemble. La visée de la liturgie catholique est davantage de se préoccuper de sa propre perfection théologique que de consoler les cœurs brisés. C’est un fait, un choix qui a été fait, et dont on subit aujourd’hui les conséquences, à travers le décrochage massif de la population française. On aurait grandement intérêt, tout en gardant en arrière-fond dans notre structure de penser nos catégories théologiques indispensables, à travailler à rendre compte de la teneur existentielle d’une vie de disciple. Le chantier est immense et commence bien évidemment par soi-même.

            Une autre thématique inhérente à l’existentialisme est celle du temps. Il est pour Kierkegaard un temps existentiel. Il comporte deux dimensions inconciliables : l’extériorité, lieu de la vérité objective et l’intériorité. « La dimension essentielle de l’existence est l’intériorité : le rapport originel que le sujet entretient avec soi-même, par lequel il se reçoit comme entièrement livré à soi. »[4] Sur ce point le constat est infaisable, sinon à tâtons, et la diversité des réalités est grandes. Encore une fois, je m’adresse toujours ici depuis la situation d’une Eglise locale : d’une paroisse. Il va de soi que le formalisme liturgique est à double tranchant : soit il nous fait prier et plonger en nous-mêmes, soit il nous détourne de nous précisément par son formalisme où l’attention est tout entière captée par les gestes, la succession des rubriques liturgiques, de regarder si mon voisin fait les mêmes gestes que moi, ou si l’enfant de chœur sera bien discipliné, … On sait tous que le lieu par excellence de la charité qu’est la célébration dominicale est bien souvent le lieu du jugement.

            Afin de plonger dans l’intériorité, de favoriser cette connexion à l’absolu que nous sommes et donc à Dieu qui est en nous, on aurait grandement intérêt à organiser à la suite du Parcours Alpha (qui est indispensable à mon sens) des écoles de prières où l’on apprend à rentrer en soi-même, pour quitter le statut de l’esthète et choisir celui du croyant pour reprendre les catégories si pertinentes de Kierkegaard[5]. Bien souvent, je suis bien placé par mon expérience pour affirmer qu’on apprend peu ou pas à prier dans les paroisses. Le niveau d’extériorité reste grand. C’est là un paradoxe impensable pour moi quand bien même notre foi nous convoque à l’intime de nous-mêmes, là où Dieu nous attend. On aurait grand intérêt à diffuser une spiritualité, qui tout en se greffant sur une saine psychologie, permette cette connexion à soi par la relecture de vie. En cela, la spiritualité ignatienne en est un excellent exemple. La prière d’Alliance, la relecture de fin de journée et la conscientisation des émotions ainsi que des motions permettent à la fois le nécessaire dialogue de la conscience et à voir Dieu en toute chose. Cette spiritualité nous fait rentrer dans la temporalité intérieure de la subjectivité et de ses affects, où l’attention intérieure à un double bénéfice : la conscience de soi et de Dieu.

            Avec le temps vient la thématique centrale du devenir. Cette thématique est capitale tant chez Kierkegaard que dans les Evangiles et il est encore une fois étonnant que la pastorale s’en soit si peu saisi. Cela vient avec la transformation pastorale et l’émergence vivement encouragée par le pape François des parcours de croissance. Le Saint-Père a insisté dans les dernières réformes de l’Eglise à davantage s’occuper de mettre les gens en chemin, de favoriser pour eux des processus que de les mettre dans des cases canoniques ou sacramentelles. C’est précisément ce que Jésus a fait avec ses disciples et ce qu’il nous demande de faire. « Disciple » vient d’un mot grec qui signifie : un apprenant. Le mot qui traduit le mieux ce qu’est un disciple est un participe présent et non un participe passé. Le disciple est en chemin et il n’est jamais arrivé. Demain, il aura à apprendre de son maître. Cela suppose de décentrer la théologie des ministères et la pastorale de la préoccupation de la distribution des sacrements pour se centrer sur l’organisation de parcours qui mettent les gens en chemin, qui leur permettent de « devenir » comme les disciples de Jésus ont pu l’expérimenter en marchant avec lui et en vivant avec lui.

            D’une manière générale, les parcours de croissance sont la proposition la plus adaptée pour honorer les trois thématiques survolées ici, et inhérentes à l’existentialisme. Un parcours a l’immense avantage de reproduire existentiellement ce qui fut la condition des disciples accompagnant Jésus durant sa vie publique. Il se vit sur une longue durée, comme le parcours Alpha. Il suppose du vécu ensemble en petits groupes et en grands groupes. Il joue sur les deux plans de la vérité objective de « l’enseignement des apôtres » (Ac 2, 42) et de l’appropriation subjective dans les petits groupes : il laisse donc place au travail de la conscience, qui tout en dialoguant avec elle-même dans l’intériorité, permet de dialoguer avec Dieu et de s’ajuster à lui.

            Il ne s’agit pas d’abroger ce qui a été fait, mais de l’étayer. Bien évidemment, puisque je propose de dialectiser l’objectivité et la subjectivité, la pratique des sacrements et la vie dans l’Esprit, l’ontologique et l’existentiel, il faudra repenser et reformuler ce qui a été dit dans les siècles précédents, afin de mieux penser l’articulation indispensable d’une théologie avec une pastorale existentialiste.


[1] Lien : https://repenserleglise.fr/2022/04/20/de-lobjectivite-metaphysique-a-la-subjectivite-existentialiste-prendre-acte-de-levolution-de-notre-conception-de-la-realite/

[2] S. Kierkegaard, Post-scriptum aux Miettes philosophiques, Gallimard, Paris, 1949, p.268.

[3] S. Kierkegaard, Post-scriptum aux Miettes philosophiques, Gallimard, 1949, p.256.

[4] J. Nizet, « La temporalité chez Søren Kierkegaard », in Revue Philosophique de Louvain, 4ème série, tome 71, n°10, 1973, p.226.

[5] « L’esthéticien est l’individu qui n’instaure pas avec soi-même ce rapport originel qui constitue l’intériorité. Il se refuse de se rapporter à soi et se pose comme hors de soi : il vit dans l’extériorité. » Jean Nizet, Ibid., p.227.

De l’objectivité métaphysique à la subjectivité existentialiste : prendre acte de l’évolution de notre conception de la réalité

Après avoir écrits plusieurs articles sur cette thématique de l’articulation de la vie dans l’Esprit et de la pratique des sacrements, voici qu’elle prend depuis peu une profondeur que je ne soupçonnais pas, mais qui me donnait raison, non pas tant sur mes positions (c’est à vous lecteurs de me dire si tant est que certains oseraient une pensée personnelle sur ce blog, ce qui est rare malgré sa fréquentation), mais par la nature même de la problématique. Bien plus qu’une problématique de transformation pastorale, ou d’ecclésiologie, nous touchons à l’histoire de la pensée, notamment celle de la philosophie dans sa conception de la notion de réalité. Je dois cette prise de conscience à l’excellent livre de Ray S. Anderon : The shape of practical theology.

Afin de mieux comprendre la nature de la théologie pratique, sa place dans le domaine des sciences, mais aussi sa rationalité, celui-ci propose un bref résumé des conceptions de la réalité dans l’histoire de la pensée occidentale : pré-moderne, moderne et post-moderne[1] :

  • La conception prémoderne de la réalité : « Dans la période dite prémoderne précédant les Lumières en Europe, une perception philosophique et théologique de la réalité était médiatisée par le sacrement et le mythe. Le monde médiéval considérait la réalité comme fondamentalement métaphysique. Le monde physique ainsi que le monde de l’expérience sensorielle et du comportement humain étaient régis en grande partie par l’appel à des concepts abstraits et bien définis qui transcendent l’ordre temporel et historique ambigu et incertain. Cela a donné une précision et un statut universel à ce qui était considéré à la fois comme bon et vrai. Le caractère moral était formé en acquérant les vertus d’honnêteté, de véracité et de bonté par la discipline, la contemplation et la dévotion à ces idéaux. Les valeurs morales étaient fondées sur cette version de la réalité et le caractère moral cultivé comme l’un des objectifs d’une personne éduquée. »[2] La perception était médiatisée à travers les sacrements et les mythes, fortement ancrée dans la métaphysique d’une réalité transcendante immuable comme secours dans un réel fluctuant, insaisissable et angoissant.
  • La conception moderne de la réalité datant des Lumières du 18ème siècle, mais dont la fondation repose sur la Renaissance qui élève l’homme au centre de la réalité : la pensée critique se développe ainsi que la raison s’autonomise. Le monde physique est perçu comme existant par lui-même. La figure éminente en est Kant pour qui nous n’avons pas accès aux choses mêmes (noumène). La théorie continue de dominer la pratique et la précède. Mais « la faiblesse inhérente à ce modèle est que la pratique n’a accès à la vérité qu’à travers la théorie. »[3]
  • La conception post-moderne de la réalité : la métaphysique est insuffisante. La réalité est désormais perçue comme accessible à tous. La montée de l’existentialisme depuis Kierkegaard, et l’émergence de la psychologie, ont renversé la quête métaphysique de la réalité.

Ce survol que l’on pourrait bien sûr développer suffit à manifester la profondeur nécessaire à l’articulation de la vie dans l’Esprit et de la pratique des sacrements. Bien au-delà d’un débat de surface entre les tenants d’un catholicisme classique voire traditionnelle et ceux d’un catholicisme ouvert au Renouveau et à sa revalorisation de l’Esprit Saint, ce n’est rien de moins qu’une articulation entre l’objectivité de la métaphysique d’un côté et la subjectivité de la psychologie de l’autre à laquelle notre convie cette thématique. Elle nous pousse à resituer la théologie dans l’évolution de la pensée philosophique, à n’être pas aveugle et inconscient des préjugés philosophiques qui nous aident à penser à la Révélation et la pastorale.

Se contenter des sacrements dans une pastorale dite classique, ce serait donc négliger l’évolution de la pensée philosophique et contemporaine qui demande de prendre en compte la subjectivité des individus dont l’appel se fait entendre depuis Kierkegaard. La négligence de cette évolution expliquerait la perte de fécondité des sacrements. Si au Moyen-Age, ils suffisaient à faire des chrétiens authentiques, l’éloignement en conscience des réalités métaphysique expliquerait le peu d’impact qu’ils aient sur la subjectivité des individus. Le Post-scriptum aux Miettes philosophiques le démontre magistralement : il y a un saut entre l’énonciation d’une vérité objective et sa réception par une subjectivité. Croire que la subjectivité s’aligne sur une objectivité dès qu’elle est énoncée relève du « comique » pour Kierkegaard, qui fait de ce mot une catégorie philosophique à part entière. Ainsi, une pastorale uniquement sacramentelle relève donc du comique pour le penseur danois.

Une des thèses personnelles que je souhaite proposer est que la valorisation de l’Esprit Saint par le Renouveau charismatique va de pair avec la valorisation de la subjectivité qui l’a précédé au XIXème siècle. Rien de plus fécond désormais que d’accueillir l’Esprit dans notre esprit pour devenir disciple. Cela ne joue pas contre la théologie des siècles précédents : cela constitue un étaiement de la théologie de la médiation, un étaiement qui s’impose non pas par une posture ecclésiale, ou un parti-pris, mais en raison de l’émergence de l’existentialisme et de la psychologie, en raison du sérieux de la subjectivité humaine. L’abondance des abus de conscience dans l’Eglise montre que le chemin est encore long à faire, précisément par la théologie pastorale, la théologie de la vie consacrée qui restent en retard sur cette évolution. Si selon Hannah Arendt, le mal se loge dans l’absence de pensée, c’est précisément dans le grand retard de l’aggiornamento de la théologie que se loge au moins en partie tant d’abus de conscience, mais aussi une perte de fécondité de la pastorale catholique.

Ce sujet est si vaste qu’il mériterait un livre, ce que j’ai fait ! J’espère que l’éditeur acceptera de le publier. En revanche, je voulais prolonger en croisant cela avec la théologie trinitaire. En s’appuyant sur l’image bien connu de saint Irénée évoquant le Christ et l’Esprit Saint comme étant les mains du Père, on pourrait aussi se placer du côté des hommes et des femmes, et affirmer que le Christ et l’Esprit Saint sont éléments indispensables pour cheminer existentiellement vers le Père comme disciple. Le Christ nous rejoint dans une dimension davantage ontologique. Il est la « Vérité » (Jn 14,6). Il est la manifestation du Père, le logos, la Parole éternelle de Dieu. L’Esprit Saint, lui, nous rejoint de façon plus existentielle. Etant donné que c’est Dieu en nous, c’est précisément Dieu dans notre esprit. C’est lui qui nous inspire subjectivement et nous fait avancer vers l’objectivité de la Révélation, vers l’objectivité du Christ qu’il rend présent à nos côtés. C’est donc par cette double relation au Christ et à l’Esprit Saint qu’on avance en vérité et charité vers le Père. Sans l’Esprit Saint, la rigidité psychique et spirituelle (indissociables !) nous attend. Sans le Christ, le relativisme nous fera tomber dans la posture si souvent dénoncer par Benoit XVI : « chacun sa vérité ».

Ainsi, la valorisation de la subjectivité existentialiste convoque la théologie à penser de nouveau la médiation qu’elle propose entre Dieu et l’homme. Si la seule mise en avant d’une objectivité métaphysique relayée par les sacrements n’a plus la fécondité des siècles passés, il ne faut pas non plus la considérer comme caduque. Elle reste fondamentale car on ne transige pas avec la vérité, mais elle est seconde dans le devenir disciple qui reste selon Kierkegaard un devenir de la subjectivité que l’Eglise doit accompagner avec la douceur propre à l’Esprit (cf. ce que l’on dit de l’Esprit dans les hymnes classiques : Veni Creator, Veni Sancte Spiritus).  


[1] Ray S. Anderson, The Shape of the practical theology, IVP Academic, 2001, p.15-22. Le résumé présenté ici ne doit pas nous dispenser d’aller lire sa propre façon de ressaisir cette histoire. Il me semble capital de la comprendre pour ceux qui ne maîtriseraient pas bien l’évolution de la pensée philosophique depuis les cinq derniers siècles.

[2] Ibid., p.15.

[3] Ibid., p.17.

Du « belong » au « believe »

L’appartenance serait le meilleur terreau de la foi. Si théologiquement la foi est un don, elle a bien évidemment besoin d’un contexte favorable d’émergence, et il nous tenir les deux : la justesse de la théologie fondamentale et une vigoureuse théologie pratique. L’absence de terreau favorable dévalorise même l’Eglise et la foi.

James Mallon ne tarie par d’éloge sur les vertus du Parcours Alpha. Moi de même ! Selon lui, cette grande fécondité vient du fait que son approche épouse cette logique moderne belong-believe-behave [1]. En commençant par favoriser l’appartenance au sein des invités et de son petit groupe de discussion, il est un excellent terreau pour l’émergence de la foi : believe. Ce qu’on dit d’Alpha pourrait être dit d’autres parcours de croissance. Plus qu’Alpha, ce sont les parcours de croissance qui permettent ce passage du belong au believe. Essayons d’en comprendre les raisons.

Tout d’abord, le fait d’appartenir à un groupe d’une taille moyenne (de 15 à 40 personnes), au sein duquel on est membre d’un petit groupe de discussion (de 5 à 10 personnes) favorise l’intégration. Rapidement, on retrouve les mêmes personnes : tout est là pour favoriser l’émergence de la confiance et de l’amitié. L’ambiance convivial nous rassure et nous sécurise. Il n’y a pas de choses à savoir, de règles de comportement (comme dans la liturgie) qui pourrait faire émerger des complexes et des malaises chez les invités. Le seul code de conduite est la convivialité et la bonne humeur.

Le fait de vivre cela au début d’un chemin de foi, ou lors de la reprise d’un itinéraire spirituel fait que l’on associe la foi à la convivialité. Enfin ! C’est précisément tout sauf une Eglise au rabais, mais une Eglise qui met en place un cadre pour vivre ce qu’elle dit : la joie de la foi, la fraternité, l’hospitalité, etc. En faisant cela, une Eglise locale fait preuve de cohérence entre ce qu’elle proclame, ce que la Révélation nous apprend, et ce qu’elle propose de vivre au sein de l’Ecclesia. En cela, quand on ne vit pas ce qu’on proclame, cela décrédibilise la foi, et donc l’Eglise. Ici précisément on comprend pourquoi il faut tenir la théologie fondamentale et une théologie pratique. En raison de la cohérence entre l’ontologie et l’existentiel.

Cette appartenance est si sécurisante humainement d’abord, dans les enseignements sur le plan de Dieu pour nous et surtout dans le groupe de discussion, que nos défenses tombent. On est prêt à enlever les armures. On est prêt à cesser la posture du devoir-être partout présente dans la société. On est prêt à faire tomber le masque et à se montrer vulnérable. C’est alors qu’advient le miracle : la confiance ! Ce qui est le cœur de la foi. En cela, c’est le terreau de la foi. Par la confiance que l’on suscite chez les invités, ces derniers peuvent librement se remettre à Dieu, s’ouvrir, poser un acte de confiance, et dire à Dieu : « je veux te connaître ». Dans ce monde dur et angoissant d’aujourd’hui, les invités arrivent avec de lourdes armures pour tenir (et nous aussi parfois !). Que de douceur et de confiance il faut mettre en place pour favoriser ce qui est le cœur de la foi : un lâcher-prise, un abandon, un « je te fais confiance, tu veux mon bien » ! Seul un cadre d’appartenance bienveillant est suffisamment sécurisant pour favoriser l’émergence d’un premier acte de foi. D’où le fait que le belong permet le believe. Les conditions de rencontre mises en place permettent aux personnes d’unir leur part psychique et spirituel : une confiance vécue émotionnellement permet une confiance spirituelle. Le belong permet le believe en cela qu’il unit psychologie et spiritualité. Il favorise ainsi un humanisme intégral où la personne est prise dans en entièreté : on rend possible l’acte de foi en Dieu fait homme, un Dieu qui s’est humanisé, un Dieu pleinement humain. Tel est à mon sens la raison la plus profonde de la fécondité du belong.


[1] James Mallon, Manuel de survie pour les paroisses, Artège, 2015, p.158.

« Belong, believe, behave »: primauté du « belong »

Dans Manuel de survie pour les paroisses[1], James Mallon se prête à une analyse sociologique de l’évolution des mentalités et des comportements : en un demi-siècle, nous sommes passés de la logique du Behave-believe-belong (conduite-croyance-appartenance) à la logique inverse, la première étant rendue caduque selon lui par le fait que les gens n’ont que faire de la vérité. « La plupart des gens rejoignent les églises, y restent ou la quittent non pour des raisons de croyance, mais à cause d’un sentiment d’appartenance, à cause de la communauté. L’ancien ordre conduite-croyance-appartenance a été inversé. »[2] S’ensuit une analyse simple mais lumineuse : « Beaucoup veulent changer de mode de vie et de comportement, mais seulement s’ils y croient par eux-mêmes. Les croyances sont changées non par les prêches et les enseignements, mais par la construction d’une certaine confiance fondée sur des relations, de l’attention et un sentiment d’appartenance. »[3]

Il s’agit désormais de comprendre cela de l’intérieur, de contempler ce changement de logique, afin que notre posture ecclésiale et notre pastorale s’adapte à cette évolution. Le « behave » ne s’impose pas : cela va de soi, mais au regard de nos habitudes ecclésiales, avons-nous véritablement aligner nos façons de faire sur ce postulat. Je voudrais ici proposer l’idée que cette évolution qui nous est demandée par le contexte n’est pas seulement contextuelle : elle rejoint le cœur même de la Révélation. On a souvent remarqué dans l’histoire de l’Eglise que l’évolution du contexte la poussait à évoluer. Face à cela, certains dans l’Eglise peuvent se raidir et se retirer dans « l’Eglise tour d’ivoire ». D’autres vont dialoguer, comprendre et s’ajuster afin de continuer à être pasteur et non panneau indicateur. On ne peut pas généraliser cela, mais dans de nombreux cas, l’évolution du contexte nous aide à mieux comprendre la Révélation. Cela ne joue pas au détriment de l’Eglise, de son Magistère, mais au contraire, cela nous l’aide à l’approfondir. Encore une fois, on ne peut en faire une règle générale. C’est bien sûr une question de discernement, qui est possible seulement si on ne se raidit pas intérieurement du fait d’une réaction davantage psychologique que théologique.

Sur la primauté du belong et non plus du behave, cela va clairement dans le sens d’un approfondissement de la Révélation. Si dans les siècles précédents, cela ne faisait pas problème d’imposer le behave parce que les mœurs et les habitus sociales allaient dans le même sens (autrement dit, ce n’était pas le propre de l’Eglise, mais de toute une société, son ethos), cela pose un problème en revanche après la valorisation de la subjectivité par la philosophie existentialiste de Kierkegaard et l’émergence salvifique de la psychologie. Continuer à imposer même inconsciemment un behave serait précisément un dénigrement partiel de la liberté, de la subjectivité. Théologiquement, l’enjeu est bien le respect de ce qui est sacré en l’homme : son esprit, sa subjectivité, sa liberté intérieure source de son agir social. La dignité de l’homme si fréquemment enseignée et rappelée par l’Eglise commence précisément ici.

Mettre en avant le belong, c’est proposer à tous, de façon inconditionnelle d’abord un accueil et une Eglise résolument hospitalière qui que nous soyons, mais aussi théologiquement de devenir membre d’un groupe, ce qui est déjà un premier pas vers l’appartenance à l’Eglise Corps du Christ. Quoi de plus juste théologiquement ! Bien sûr, cela est libre et progressif ! Le respect inconditionnel des subjectivités individuelles doit se vivre à chaque étape du processus. Sur ce point, s’il fallait à certains un autre argument, les révélations des abus de conscience dans l’Eglise nous y obligent par charité. Loin d’être une Eglise au rabais qui braderait son enseignement dans l’accueil inconditionnelle, ce serait une Eglise sainte proposant rien de moins que la forte exigence d’une charité que l’on doit à tous. Elle serait signe (sacrement) vers les bras du Père attendant le fils prodigue.

On pourrait ensuite regarder comme se fait ou peut se faire le passage du belong au believe. Ce sera l’objet d’un article ultérieur. En attendant, la question que James Mallon nous pose est la suivante : « sommes-nous prêts à offrir une expérience d’appartenance à ceux qui ne croient pas encore et qui ne comportent pas encore bien ? »[4] Si la réponse est positive, alors il nous faut créer comme je le disais dans l’article précédent, des groupes intermédiaires, des parcours comme Alpha, qui permettent un accueil inconditionnel à ceux qui n’en sont encore à confesser Jésus maître et Seigneur. Ce premier lieu d’appartenance sera très certainement un lieu de grâce.


[1] James Mallon, Manuel de survie pour les paroisses, Artège, 2015.

[2] Mallon, p.155.

[3] Idem, p.155-156.

[4] Idem, p.156.

Cultiver le sens et la vertu de l’appartenance à l’Eglise

Qui n’a pas été interpellé par la lecture du renversement du schéma habituelle du processus que constatait James Mallon dans son livre Manuel de survie pour les paroisses ? Dans une partie intitulée « Pour une communauté profonde », il prend acte du changement de paradigme sociologique qui s’est opéré en un demi-siècle : on est passé du schéma « Conduite-croyance-appartenance » au schéma inverse : « appartenance-croyance-conduite »[1]. Il explique brièvement par un raisonnement sociologique mais aussi en relisant son propre agir ministériel que si l’on ne commence pas par cultiver le sens de l’appartenance, alors notre action ecclésiale sera vaine ou presque. On ne peut plus commencer par un ajustement de la conduite (moralisatrice, irrecevable, non respectueux de la gradualitas legis, i.e. la gradualité de la loi) : il nous faut tendre la main et proposer librement d’intégrer des groupes. Il complète sa réflexion par la vertu pastorale des parcours Alpha qui fait naître entre les invités ce sentiment d’appartenance. J’abonde largement dans ce sens dans mon expérience de responsable de parcours.

La plupart des gens rejoignent les églises, y restent ou la quittent non pour des raisons de croyance, mais à cause d’un sentiment d’appartenance, à cause de la communauté. L’ancien ordre conduite-croyance-appartenance a été inversé.

James Mallon, Manuel de survie pour les paroisses

James Mallon nous interpelle sur ce sujet en commençant, comme souvent, par un témoignage personnel. C’est un homme qui pense son agir pastorale au cœur de l’action. Il raconte qu’à la fin d’une messe, il voit une jeune femme seule, restée dans l’église et qui semblait bouleversée. S’asseyant à côté d’elle, il apprend qu’elle est doctorante et se trouve submergée de stress et d’anxiété. Elle n’avait pas suffisamment mangé et dormi ces derniers jours et était proche « de s’effondrer émotionnellement et physiquement »[2]. Ayant un autre rendez-vous dans l’heure qui suit, James Mallon appelle alors une autre paroissienne, doctorante elle-aussi et habitant à proximité. Elle l’accueille chez elle et la réconforte. James Mallon constate alors que l’assemblée de la messe n’a pas été en mesure de réconforter cette jeune femme. Sans aucun reproche de personne, il ne fera que tirer les conséquences de ce qui vient de se passer. On peut alors en déduire qu’une Eglise qui se contente d’être une assemblée de foules présente de grandes lacunes et limites dans cette culture de l’appartenance, qui est pourtant le propre de l’Eglise. En effet, il est connu que l’Eglise est une ecclesia : une assemblée de personnes se reconnaissant appartenant au Christ comme maître et Seigneur. Le cœur de l’Ecclesia est la koinonia, la communion fraternelle. Beaucoup ont fait l’expérience et moi aussi lorsque j’étais étudiant, de ne pas avoir été accueilli dans une paroisse lors d’une assemblée. En organisant des parcours Alpha, venaient des personnes qui fréquentaient les assemblées dominicales depuis plusieurs mois et qui ne connaissaient personne. Ainsi, une Eglise qui ne contente d’être une Eglise de foule ne permet pas le cultiver le sens de l’appartenance à l’Eglise, précisément par ce qu’elle ne favorise même pas la simple rencontre humaine, la poignée de main, la convivialité. Bref, rien de sert d’aller plus loin pour enfoncer des portes ouvertes ! Continuons !  

Ce n’est pas simplement un problème humain, ou sociologique. Il a une forte incidence théologique. C’est en cela qu’on parle de « vertu » et pas seulement de « sens ». Car appartenir à l’Ecclesia permet concrètement d’appartenir à l’Eglise, comme le Corps du Christ. Ne pas cultiver ou favoriser ce sens-là, c’est négliger le cœur même de ce qui fait l’Eglise, le cœur de l’appel de chacun : être membre du Christ, en étant membre de son Corps qui est l’Eglise. C’est à la fois éminemment concret et éminemment théologique ! Il nous faut tenir – et j’y tiens personnellement dans mes prises de position – tenir l’existentiel et l’ontologique, le vécu et la théologie. Car la théologie sans le vécu se décrédibilise. Proposer d’appartenir au Corps du Christ dans la vérité théologique, et mais aussi de le vivre existentiellement permet une assemblée locale vertueuse et à chacun de vivre cette vertu d’appartenir à l’Eglise. Cela change notre comportement, crée des bonnes habitudes humaines, relationnelles, et donc de charité. En cela, c’est une vertu (définie comme une « disposition habituelle et ferme à faire le bien » selon le catéchisme de l’Eglise Catholique, §1803).

La conséquence est qu’il nous faut rapprocher l’Eglise des gens. Puisque l’Eglise comme foule, bien que nécessaire, ne suffit pas, il faut créer des groupes intermédiaires accessibles afin de rapprocher existentiellement l’Eglise des gens. Ils doivent pouvoir vivre et expérimenter ce que cela est d’appartenir : être écouté, soutenu, se sentir membre par l’amitié et la fraternité avec quelques-uns, encourager les autres, sécher les larmes de ceux qui pleurent, etc. Plus notre assemblée dominicale est grosse, plus on doit être petit, car moins cette assemblée prend le risque de ne pas être inclusive. C’est une règle humaine, une règle de leadership, mais aussi par conséquent une règle ecclésiale. Plus une Eglise locale est grosse, plus elle doit organiser des corps intermédiaires (si l’on reprend la terminologie de la Doctrine Sociale de l’Eglise), des parcours de croissances (mots fréquemment utilisés par le pape François), des connects groups (mot venant des grosses congrégations protestantes anglophones), mais aussi des petits groupes, des fraternités, des groupes de partages, des small groups, etc selon les logiques et avec des objectifs différents. L’institution de ces groupes dit la volonté de l’Eglise de se rapprocher des personnes, de ceux qui se réclament du Corps du Christ. Elle facilite, rend concret, favorisent l’appartenance à l’Eglise.

Pour conclure, je tiens à dire que l’enjeu de la transformation pastorale n’est pas de créer une autre Eglise, mais de transformer la nôtre, celle que le Christ a fondé. Je vois fréquemment sur les réseaux sociaux la tentation de certains groupes Facebook par exemple de faire bande à part. Sans connaître le fond de leur intention, je perçois de loin, et de l’extérieur un défaut du sens de l’Eglise, du sens de l’appartenance. Ainsi pour faire corps ensemble concrètement, et faire Corps avec le Christ, nos Eglises locales n’ont pas de meilleure réponse que de se rapprocher des gens pour leur donner d’appartenir à l’Eglise et de pouvoir donner leur avis pour une Eglise plus synodale. Si nos Eglise locales cultivent ce sens de l’appartenance et cette vertu de la fraternité qui en découle, alors ce sera une attitude à la fois contextuellement féconde, mais aussi théologiquement très juste !


[1] James Mallon, Manuel de survie pour les paroisses, Artège, 2015, p.155-156. Je recommande vivement la lecture de ce livre, source de nombreuses prises de conscience.

[2] James Mallon, Manuel de survie pour les paroisses, Artège, 2015, p.152.

L’Eglise au service de la relation personnelle de chacun avec Dieu

Nous avons suffisamment posé sur ce blog le principe fondamental de la vie chrétienne : avoir et entretenir jour après jour une relation personnelle avec Jésus. Cela étant donné comme principe, i.e. comme point de départ, l’Eglise n’a pas d’autre donnée de départ pour penser son organisation. Elle existe pour être au service de cette relation personnelle de chacun avec son Dieu. C’est sa raison d’être. Bien évidemment, cela n’encourage en rien l’individualisme, au contraire, puisque pour être avec le Seigneur, il nous faut prendre place dans son Corps, en devenir membre, s’aimer les uns les autres. C’est l’unique chemin d’une appartenance authentique à l’Eglise.

Toute relation humaine avance avec du temps consacré à cela, des moments d’échange, où l’un parle et l’autre écoute, et inversement. Cela suppose des actes de consciences successifs pour entendre ce que dit notre ami. Il en est de même avec le Seigneur. Avoir une relation personnelle suppose des moments de qualité qui facilite une présence de qualité, où notre conscience est prête à se laisser surprendre, à entendre la Parole du maître. Tant la philosophie que la psychologie nous disent qu’on avance par des actes de compréhension et de conscience. Comprendre et conscientiser permet d’avancer en maturité humaine, spirituelle, affective, et intellectuelle[1].

Afin de favoriser cela et d’en être au service, la posture basse ministérielle est indispensable pour l’Eglise : elle ne doit pas se tenir en surplomb des consciences. Elle doit accompagner et cheminer avec ses membres, comme Jésus a cheminé avec les hommes durant sa vie terrestre. Cela permet un chemin subjectif personnel vers l’objectivité de Dieu et de ses promesses. On peut affirmer alors que plus l’Eglise propose l’appartenance à de petits groupes (fraternités, groupes de maison, …), plus cela est facilité. Et inversement, plus elle se contente d’être une Eglise de foule et moins cela se fait. Je ne dis pas qu’elle ne doit plus être une Eglise de foule avec de grandes assemblées : mais se contenter de cela ne favorise que trop peu cette relation subjective en conscience devant le Seigneur. Il en va tout simplement d’une logique humaine, de dynamique de groupe. Plus le groupe est grand, moins la conscience est convoquée, d’autant plus avec une liturgie où l’on n’est peu investi, où l’on peut se tenir en spectateur. A l’inverse, plus le groupe est petit, plus il nous est demandé des actes de compréhension de ce qui se dit, des actes de conscience : « que me dit le Seigneur dans ce texte biblique ? », « je me sens interpellé, sans comprendre pourquoi », « je suis édifié par le partage de l’autre membre du groupe », etc. Plus le groupe est petit, plus on est partie prenante, comme le fut tel disciple au sein des Douze, lorsque Jésus discutait avec eux du Royaume chemin faisant : ce disciple pouvait sans doute réagir, répondre, poser des questions, entendre les autres ne pas comprendre ou au contraire exprimer leur enthousiasme. Plus le groupe est petit, plus la conscience est convoquée et active. C’est quelque chose que l’on peut vivre dans les « petits groupes », qu’on les appelle des fraternités, des groupes de maison, … Ils ont l’avantage de reproduire la situation existentielle qui fut celle des Douze : bible ouverte, abordant un thème concret, on peut discuter avec le maître à travers sa Parole, chercher à comprendre ce qu’il dit, débattre, partager, avouer ses peurs, entendre les autres cheminer et s’engager davantage.  

Dans un précédent article, j’avais abordé la nécessité d’une fondation domestique de l’Eglise précisément par la mise en place de petits groupes[2] avec un argumentaire biblique et historique. On peut donc l’étayer avec ces arguments davantage philosophique et psychologique. Plus l’Eglise se rapproche des gens en les considérant comme unique, plus elle se donne les moyens d’être au service de leur relation personnelle avec Dieu. Ainsi, l’organisation de petits groupes au sein d’une Eglise locale, la répartition de tous ceux qui le souhaitent parmi l’Ecclesia en groupe de partage aurait ainsi le bénéfice de nous aider grandement et ensemble à être avec le Seigneur, dans cette relation unique, personnelle et toujours à soigner jour après jour.


[1] Je renvoie à l’article du blog : Prendre conscience : exercice de maturité psychologique et spirituelle.

https://repenserleglise.fr/2021/08/22/prendre-conscience-exercice-de-maturite-psychologique-et-spirituelle/

[2] Article : Pour une fondation domestique de l’Eglise.

https://repenserleglise.fr/2021/09/19/leglise-domestique-ou-pas/

Vers une douceur pastorale

« La douceur est invincible » disait l’empereur Marc-Aurèle. S’opposant à la passion sans mesure, à la fameuse « hybris » (la démesure), elle renvoie pour les Grecs à l’amabilité, à la question de l’ « être ensemble », le tout premier cercle de l’éthique et du politique. D’où sa pertinence, sa fécondité, son effectivité, loin de toute mièvrerie, car elle nous rassemble par son sens de la mesure. Plus je réfléchis avec vous sur ce blog à étayer notre théologie de la médiation par l’existentialisme de Kierkegaard (à mettre en avant un chemin subjectif personnel vers l’objectivité de la Révélation), plus je constate que cette théologie étayée est la mesure (ratio) de la raison capable de nous mettre ensemble, sans nous exclure par une pensée trop binaire. Les sacrements laissés à eux-mêmes (fondés sur une philosophie aristélo-thomiste ; et j’insiste sur le « laissés à eux-mêmes » car ils sont nécessaires) peuvent être perçus malheureusement comme ayant une logique binaire : je peux communier, ou je ne peux pas, je peux me confesser, ou non. D’où le fait que malheureusement, beaucoup de chrétiens divorcés remariés ont quitté l’Eglise. C’est très douloureux pour eux comme pour l’Eglise, et pour moi. Parfois, je brûle de leur dire « revenez », et de leur proposer des soirées authentiquement chrétiennes où ils ne sentiraient pas exclus par une logique perçue comme binaire.

En intégrant la vie dans l’Esprit, pensée et fondée sur l’existentialisme comme philosophie, on peut proposer à tous non pas seulement une logique perçue comme binaire, mais un chemin de croissance qualitative sans terme. L’Esprit saint n’est retiré à personne : investir notre esprit existentiellement dans la présence réelle de l’Esprit permet à tous, quelque soit nos échecs personnels d’être inclus, investis, estimés, considérés comme membre du Corps du Christ qu’est l’Eglise. La vie dans l’Esprit telle que la décrit l’apôtre Paul permet à tous un chemin de croissance, un chemin de conscience pour mettre sa vie devant la bonté et l’autorité du Christ, avec d’autres. Elle permet de sentir spirituellement que personne n’est arrivé, même s’il a reçu tous les sacrements. La vie dans l’Esprit nous met sur le même pied d’égalité : tous en chemin et un chemin unique pour tous. D’une part, suivre le Christ suppose de marcher avec lui chaque jour conduit par la présence intérieure de l’Esprit en nous. D’autre part, il y un chemin pour tous, quelques soient nos épreuves ou nos échecs personnels, et ne pas le mettre en avant pastoralement conduit à des mensonges sur la nature de Dieu, qui est Chemin (Jn 14,6). On peut ainsi organiser une multitude de parcours de croissance et de petits groupes, autour de thématiques liées à la vie de disciple, autour de partages bibliques, autour de la louange, et de mission d’évangélisation dans les alentours de notre Eglise locale.

Cette vie dans l’Esprit n’a rien de mièvre ou d’une vie chrétienne au rabais. Les mystiques rhénans qualifiaient de « suavitas » la puissance de Dieu. Sa puissance est douce, suave, car elle propose un chemin réaliste et personnel pour chacun : cela nous paraît doux, car le Christ est doux (Mt 11,28-30). « Heureux les doux, ils hériteront la terre » dit Jésus dans les Béatitudes de Matthieu. Or « doux » et « dociles » ont la même étymologie. La docilité à l’Esprit signifie la douceur de l’Esprit, qui nous rend héritier de la terre promise. Plus on est doux, docile à l’Esprit, et plus on reçoit spirituellement la terre promise, l’héritage d’être fils dirait l’apôtre Paul.

La vie dans l’Esprit permet une authentique douceur pastorale. Je l’ai expérimenté à plusieurs reprises dans les parcours de croissance que j’ai mené, que ce soit le parcours Alpha, ou l’Ecole de prière que j’ai mise en place dans trois paroisses. Cela rassemblait des gens de tout horizon, y compris des gens que je n’avais jamais vu. Chacun vient avec le point où il en est, et que seul lui connait. Par une pédagogie bien pensée, chacun peut prendre lors d’une soirée d’un parcours ou de petits groupes ce dont il a besoin pour sa vie chrétienne, et ainsi se sentir connu, reconnu et aimé. La pédagogie des parcours permet une douceur perceptible par tous individuellement et en groupe, car elle nous met ensemble. Pas de barrière, pas d’obstacle, pas de condition canonique. Simplement une vie dans l’Esprit qu’aucune épreuve de la vie ne peut nous enlever. On n’est pas mis dans une case ecclésiale ou canonique, mais on est rendu libre par l’Esprit d’être fils ou fille du Père (Rm 8).

Pour reprendre la thématique grecque de la mesure, elle permet une mesure qui s’adapte à tous, car l’Esprit saint, étant à la mesure des enjeux de chacun, est le chemin pastoral pour tous. Proposer des parcours, ou des petits groupes de partage biblique permet d’expérimenter que Jésus est le Chemin, qu’Il sait ce dont chacun a besoin pour continuer à vivre. Quelques soient nos échecs, les promesses bibliques sont toujours pour nous et elles sont à la mesure de nos épreuves. Je constate qu’on n’a jamais fini de s’approprier les promesses du Père. Avec l’Esprit saint, on expérimente une adéquation avec nous-mêmes : là est sa douceur, car il se met à notre portée, nous donnant une grâce adéquate, à notre mesure. Et cette douceur est effectivement « invincible », car elle est divine. Elle est la suave puissance de Père nous tendant une main ou nous prenant dans ses bras.

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