La conscience est une faculté qui s’élargit. Ainsi pourrait-on définir ce qu’est le chemin de la maturité humaine intégrale, tant psychologique que spirituelle. Plus je prends conscience, plus mon champ de compréhension de moi-même et du monde s’étoffe, se densifie, se complexifie et donc s’humanise. Ce dernier verbe est le plus fondamental : il désigne le but ultime.
Sur le plan psychique, Jung affirme que « la tâche la plus noble de l’individu est de devenir conscient de lui-même ». Inhérent au processus fondamental d’individuation, prendre conscience serait l’exercice qui fait passer du Moi[1] au Soi[2]. Pour le psychologue suisse, l’être humain est appelé à se redéployer du Moi vers le Soi. Ceci se fait par le transfert dans le champ conscient et par l’intégration d’une part toujours plus grande d’inconscient. Faire face à nos émotions et les nommer en constituent toujours la première étape. « L’émotion est la source principale de toute prise de conscience. » Plus explicitement, « sans émotions, il est impossible de transformer les ténèbres en lumière et l’apathie en mouvement ». Par méconnaissance psychologique, on parle parfois d’émotions positives ou négatives. C’est une mauvaise terminologie, car toutes nos émotions sont positives au sens où elles nous informent sur nous-mêmes : elles sont nos alliées car vectrices d’informations, souvent inconscientes (en cela, il est préférable de parler d’émotions agréables ou désagréables). C’est en cela que les regarder permet de passer des ténèbres de l’inconscient à la lumière de la conscience perçue comme une vision intérieure volontaire de ce qui advient en moi, ce qui me meut : ex-movere en latin. Ainsi, faire un pas de plus dans l’individuation par la prise de conscience consiste en un transfert d’élément de l’inconscient dans la conscience. Son livre Dialectique du Moi et de l’inconscient développe cela. La prise de conscience réside dans cette dialectique, ces aller-retours de l’inconnu au connu, du non-vu au vu, des ténèbres à la lumière pour reprendre ses mots.
Sur ce point, comme sur d’autres, Jung est le disciple dissident de Freud : bienheureuse dissidence ! Alors que la psychanalyse freudienne et les théories comportementalistes qui en découlent dépossèdent l’homme de lui-même en en faisant une victime de son inconscient et de ses pulsions, les théories humanistes dont la psychologie jungienne conçoivent l’humain en quête d’une plus grande réalisation de soi, étant capable de liberté par rapport aux déterminismes.
Sur le plan spirituel, on peut développer de façon analogue le même raisonnement. La spiritualité ignatienne se greffe parfaitement sur le mouvement psychique d’individuation, parce ce qu’il s’agit fondamentalement de prendre conscience : non pas de nos émotions, mais de nos motions spirituelles. Pour Ignace, la prière la plus fondamentale dans une journée est précisément celle par laquelle je vais prêter attention à ce qui s’est passé durant celle-ci : la relecture attentive des motions spirituelles qui m’ont traversé. Au fond, il s’agit de reconnaître que nous nous conduisons sous l’influence d’ « esprits »[3] dont nous n’avons pas conscience. On retrouve ainsi cet effort de conscientisation : faire passer à la conscience ce qui était là, sous-jacent, au creux de l’inconscient, sous-jacent mais bien actif précisément parce que cela nous fait agir parfois malgré nous.
Toute la spiritualité ignatienne provient de sa vie, et notamment de sa convalescence où, faisant cet effort d’introspection (terme psychologique) ou de relecture (terme spirituel qui peut être défini comme une introspection faite sous le regard de Dieu, ce qui change beaucoup de choses !), il découvre l’alternance des motions intérieures, et acquièrent dans un même effort d’attention une connaissance de lui et de Dieu.
Un jésuite américain contemporain vient d’écrire un livre portant sur un approfondissement des règles ignatiennes de discernement en vue de la pastorale :
“All of us are guilty of DUI, so to speak—we are driving under the influence of movements within us of which we are hardly even aware. This is the genius of St. Ignatius: he knew that God can be found in all things, but he also knew that we cannot find God in every decision unless we consciously seek God out. Thus, Ignatius challenges us to explore the movements within us that are leading us to lean one way or another. I know that I’m drawn to option B, but why? What movement inside of me draws me that way? If I don’t take the time to ponder that question, I may well choose option B for all the wrong reasons.”[4]
L’idée que nous vivons « DUI » est très parlante ! Et puisque nous vivons sous influence, alors il nous faut psychiquement et spirituellement s’arrêter et regarder de qui nous émeut et ce qui nous meut (émotion et motion, dont la distinction a besoin d’être faite) ! Pour reprendre Jung, « l’humanité souffre d’une immense carence introspective » : phrase que pourrait sans doute reprendre Ignace de Loyola.
Cela pourrait être développé longuement sur le plan spirituel, mais encore une fois, mon but n’est pas là dans ce type de billet et dans cette rubrique « Spiritualité et psychologie ». Je voulais modestement donner à goûter ce lien savoureux entre Jung et Ignace de Loyola : prendre conscience permet de devenir un peu plus soi-même, d’avancer en maturité psychologique et spirituelle, précisément là où la connaissance de soi rejoint celle de Dieu en moi.
[1] Chez Jung, le Moi est défini comme le centre de la conscience et le sujet de tous les actes personnels. Ce que l’on montre socialement de notre Moi est la persona.
[2] Chez Jung, le soi est une totalité de l’ensemble conscient-inconscient de la psyché, totalité illimitée, transcendant la conscience et nos possibilités de cognition. « Une partie de mon propre être, de grandeur inconnue, y est certes incluse, mais je ne peux pas, puisqu’elle est l’inconscient, en préciser les limites et l’extension. C’est pourquoi le Soi est un concept limite dont les processus psychiques n’épuisent pas le contenu, à beaucoup près. » (Jung, Correspondances, tome 4, p.20).
[3] Ce terme est à prendre au sens biblique, et non ésotérique.
[4] M. Thibodeaux, Ignatian discernment of spirits in spiritual direction and pastoral care, Loyola Press, 2020, p. IX et X.
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