Qui n’a pas été interpellé par la lecture du renversement du schéma habituelle du processus que constatait James Mallon dans son livre Manuel de survie pour les paroisses ? Dans une partie intitulée « Pour une communauté profonde », il prend acte du changement de paradigme sociologique qui s’est opéré en un demi-siècle : on est passé du schéma « Conduite-croyance-appartenance » au schéma inverse : « appartenance-croyance-conduite »[1]. Il explique brièvement par un raisonnement sociologique mais aussi en relisant son propre agir ministériel que si l’on ne commence pas par cultiver le sens de l’appartenance, alors notre action ecclésiale sera vaine ou presque. On ne peut plus commencer par un ajustement de la conduite (moralisatrice, irrecevable, non respectueux de la gradualitas legis, i.e. la gradualité de la loi) : il nous faut tendre la main et proposer librement d’intégrer des groupes. Il complète sa réflexion par la vertu pastorale des parcours Alpha qui fait naître entre les invités ce sentiment d’appartenance. J’abonde largement dans ce sens dans mon expérience de responsable de parcours.
La plupart des gens rejoignent les églises, y restent ou la quittent non pour des raisons de croyance, mais à cause d’un sentiment d’appartenance, à cause de la communauté. L’ancien ordre conduite-croyance-appartenance a été inversé.
James Mallon, Manuel de survie pour les paroisses
James Mallon nous interpelle sur ce sujet en commençant, comme souvent, par un témoignage personnel. C’est un homme qui pense son agir pastorale au cœur de l’action. Il raconte qu’à la fin d’une messe, il voit une jeune femme seule, restée dans l’église et qui semblait bouleversée. S’asseyant à côté d’elle, il apprend qu’elle est doctorante et se trouve submergée de stress et d’anxiété. Elle n’avait pas suffisamment mangé et dormi ces derniers jours et était proche « de s’effondrer émotionnellement et physiquement »[2]. Ayant un autre rendez-vous dans l’heure qui suit, James Mallon appelle alors une autre paroissienne, doctorante elle-aussi et habitant à proximité. Elle l’accueille chez elle et la réconforte. James Mallon constate alors que l’assemblée de la messe n’a pas été en mesure de réconforter cette jeune femme. Sans aucun reproche de personne, il ne fera que tirer les conséquences de ce qui vient de se passer. On peut alors en déduire qu’une Eglise qui se contente d’être une assemblée de foules présente de grandes lacunes et limites dans cette culture de l’appartenance, qui est pourtant le propre de l’Eglise. En effet, il est connu que l’Eglise est une ecclesia : une assemblée de personnes se reconnaissant appartenant au Christ comme maître et Seigneur. Le cœur de l’Ecclesia est la koinonia, la communion fraternelle. Beaucoup ont fait l’expérience et moi aussi lorsque j’étais étudiant, de ne pas avoir été accueilli dans une paroisse lors d’une assemblée. En organisant des parcours Alpha, venaient des personnes qui fréquentaient les assemblées dominicales depuis plusieurs mois et qui ne connaissaient personne. Ainsi, une Eglise qui ne contente d’être une Eglise de foule ne permet pas le cultiver le sens de l’appartenance à l’Eglise, précisément par ce qu’elle ne favorise même pas la simple rencontre humaine, la poignée de main, la convivialité. Bref, rien de sert d’aller plus loin pour enfoncer des portes ouvertes ! Continuons !
Ce n’est pas simplement un problème humain, ou sociologique. Il a une forte incidence théologique. C’est en cela qu’on parle de « vertu » et pas seulement de « sens ». Car appartenir à l’Ecclesia permet concrètement d’appartenir à l’Eglise, comme le Corps du Christ. Ne pas cultiver ou favoriser ce sens-là, c’est négliger le cœur même de ce qui fait l’Eglise, le cœur de l’appel de chacun : être membre du Christ, en étant membre de son Corps qui est l’Eglise. C’est à la fois éminemment concret et éminemment théologique ! Il nous faut tenir – et j’y tiens personnellement dans mes prises de position – tenir l’existentiel et l’ontologique, le vécu et la théologie. Car la théologie sans le vécu se décrédibilise. Proposer d’appartenir au Corps du Christ dans la vérité théologique, et mais aussi de le vivre existentiellement permet une assemblée locale vertueuse et à chacun de vivre cette vertu d’appartenir à l’Eglise. Cela change notre comportement, crée des bonnes habitudes humaines, relationnelles, et donc de charité. En cela, c’est une vertu (définie comme une « disposition habituelle et ferme à faire le bien » selon le catéchisme de l’Eglise Catholique, §1803).
La conséquence est qu’il nous faut rapprocher l’Eglise des gens. Puisque l’Eglise comme foule, bien que nécessaire, ne suffit pas, il faut créer des groupes intermédiaires accessibles afin de rapprocher existentiellement l’Eglise des gens. Ils doivent pouvoir vivre et expérimenter ce que cela est d’appartenir : être écouté, soutenu, se sentir membre par l’amitié et la fraternité avec quelques-uns, encourager les autres, sécher les larmes de ceux qui pleurent, etc. Plus notre assemblée dominicale est grosse, plus on doit être petit, car moins cette assemblée prend le risque de ne pas être inclusive. C’est une règle humaine, une règle de leadership, mais aussi par conséquent une règle ecclésiale. Plus une Eglise locale est grosse, plus elle doit organiser des corps intermédiaires (si l’on reprend la terminologie de la Doctrine Sociale de l’Eglise), des parcours de croissances (mots fréquemment utilisés par le pape François), des connects groups (mot venant des grosses congrégations protestantes anglophones), mais aussi des petits groupes, des fraternités, des groupes de partages, des small groups, etc selon les logiques et avec des objectifs différents. L’institution de ces groupes dit la volonté de l’Eglise de se rapprocher des personnes, de ceux qui se réclament du Corps du Christ. Elle facilite, rend concret, favorisent l’appartenance à l’Eglise.
Pour conclure, je tiens à dire que l’enjeu de la transformation pastorale n’est pas de créer une autre Eglise, mais de transformer la nôtre, celle que le Christ a fondé. Je vois fréquemment sur les réseaux sociaux la tentation de certains groupes Facebook par exemple de faire bande à part. Sans connaître le fond de leur intention, je perçois de loin, et de l’extérieur un défaut du sens de l’Eglise, du sens de l’appartenance. Ainsi pour faire corps ensemble concrètement, et faire Corps avec le Christ, nos Eglises locales n’ont pas de meilleure réponse que de se rapprocher des gens pour leur donner d’appartenir à l’Eglise et de pouvoir donner leur avis pour une Eglise plus synodale. Si nos Eglise locales cultivent ce sens de l’appartenance et cette vertu de la fraternité qui en découle, alors ce sera une attitude à la fois contextuellement féconde, mais aussi théologiquement très juste !
[1] James Mallon, Manuel de survie pour les paroisses, Artège, 2015, p.155-156. Je recommande vivement la lecture de ce livre, source de nombreuses prises de conscience.
[2] James Mallon, Manuel de survie pour les paroisses, Artège, 2015, p.152.