Dans mon article intitulé De l’objectivité de la métaphysique à la subjectivité existentialiste : prendre acte de l’évolution de notre conception de la réalité[1], je tournais nos regards vers le déplacement de la conception philosophique de la réalité qui percute de plein fouet la pastorale qui, elle, n’a pas suivi cette évolution : elle reste ancrée unilatéralement dans une conception métaphysique de la réalité auxquelles les sacrements donnent accès. Ce qui pose problème ici, ce n’est pas bien évidemment l’ancrage des sacrements dans une ontologie, mais le fait que la pastorale ne propose rien d’autre qui soit pris au sérieux. Ce qui pose problème, ce sont des ministères pensés autour de la distribution de sacrements et qu’il n’y en ait pas d’autres à côté. En cela, avec une trop grande brièveté, j’appelais à la considération de la subjectivité afin de prendre au sérieux la vie dans l’Esprit.
Le constat intellectuel et ecclésial que l’on peut faire est précisément qu’une pastorale dont l’axe majeur est ancré dans l’ontologie des sacrements, dans l’énonciation de vérités, ne mord pas sur l’existence, ou si peu : elle coule sur nous comme l’eau sur les plumes d’un canard. Ce constat n’est en rien un jugement de personnes, mais une simple déduction au sein l’histoire des idées philosophiques, accompagnée du constat de la situation de l’Eglise malgré la vigueur et la force intacte de l’Evangile.
La théologie de l’Eglise, et avec elle la pastorale, n’a pas pris le tournant et intégré la nécessaire prise en compte de l’existence et de la subjectivité. Le mouvement récent de la transformation pastorale s’y essaie courageusement, à tâtons, mais il manque à mon sens d’une théologie qui permettent de le penser et de le rendre sérieux : en effet, il me semble qu’il doit être rendu telle, même si pour moi, rien n’est plus sérieux que tous ceux qui s’y engagent voulant résolument une Eglise de disciples-missionnaires en vérité, et non des assemblées dominicales où malheureusement, on se contente de la communion eucharistique sans que la vigueur de l’Evangile ne change nos vies.
Et pourtant, il y a déjà deux siècles que Søren Kierkegaard a proposé un déplacement considérable dans le champ philosophique, et plus précisément dans notre conception de la réalité. Loin du « système » hegelien et de sa « doctrine », loin d’une réalité qui serait dans un au-delà métaphysique, il assigne à la réalité un autre lieu : « La seule réalité qu’il y ait pour un homme existant est sa propre réalité éthique. »[2] C’est ainsi que l’existence fait une entrée remarquable en philosophie, car elle prétend porter presque à elle seule tout le poids de la réalité. L’ensemble des écrits de Kierkegaard honore ce déplacement et y donne une consistance à laquelle on ne peut rester indifférent.
Il ne s’agit nullement de se livrer à un exposé philosophique. Il y a de très bons livres et articles pour cela. C’est sans doute précisément la première chose à faire pour mieux comprendre la thèse de cet article qui se veut concis. Simplement à partir de quelques-uns de ces concepts clés en déduire des incidences pastorales possibles.
Le premier focus que l’on pourrait faire serait de parler de langage de l’existence. « Dans la langue de l’abstraction, ce qui constitue la difficulté de l’existence et de l’existant, bien loin d’être éclairci, n’apparaît à vrai dire, jamais ; justement parce que la pensée abstraite est sub specie aeterni, elle fait abstraction du concret, du temporel, du devenir de l’existence, de la détresse de l’homme, posé dans l’existence par un assemblage d’éternel et de temporel. »[3] Sans déployer ce qui est profondément énoncé ici, on aurait tout à gagner à davantage quitter le langage abstrait pour parler celui de la vie, de l’existence. Personnellement, dans les rassemblements d’Eglise, lorsque j’étais étudiant, j’ai souvent subi des homélies à forte teneur théologique, structurées sur un langage abstrait qui ne convoquait que trop peu ma vie personnelle. En plus de cela, tout au long de l’année, malgré sa précision et sa finesse théologique, la liturgie de la messe (les préfaces, les oraisons, …) est un condensé théologique non-intégrable et non digérable par une très grande partie de la population, car la visée n’est pas tant de nourrir l’existence des gens que la précision et la cohérence théologique de l’ensemble. La visée de la liturgie catholique est davantage de se préoccuper de sa propre perfection théologique que de consoler les cœurs brisés. C’est un fait, un choix qui a été fait, et dont on subit aujourd’hui les conséquences, à travers le décrochage massif de la population française. On aurait grandement intérêt, tout en gardant en arrière-fond dans notre structure de penser nos catégories théologiques indispensables, à travailler à rendre compte de la teneur existentielle d’une vie de disciple. Le chantier est immense et commence bien évidemment par soi-même.
Une autre thématique inhérente à l’existentialisme est celle du temps. Il est pour Kierkegaard un temps existentiel. Il comporte deux dimensions inconciliables : l’extériorité, lieu de la vérité objective et l’intériorité. « La dimension essentielle de l’existence est l’intériorité : le rapport originel que le sujet entretient avec soi-même, par lequel il se reçoit comme entièrement livré à soi. »[4] Sur ce point le constat est infaisable, sinon à tâtons, et la diversité des réalités est grandes. Encore une fois, je m’adresse toujours ici depuis la situation d’une Eglise locale : d’une paroisse. Il va de soi que le formalisme liturgique est à double tranchant : soit il nous fait prier et plonger en nous-mêmes, soit il nous détourne de nous précisément par son formalisme où l’attention est tout entière captée par les gestes, la succession des rubriques liturgiques, de regarder si mon voisin fait les mêmes gestes que moi, ou si l’enfant de chœur sera bien discipliné, … On sait tous que le lieu par excellence de la charité qu’est la célébration dominicale est bien souvent le lieu du jugement.
Afin de plonger dans l’intériorité, de favoriser cette connexion à l’absolu que nous sommes et donc à Dieu qui est en nous, on aurait grandement intérêt à organiser à la suite du Parcours Alpha (qui est indispensable à mon sens) des écoles de prières où l’on apprend à rentrer en soi-même, pour quitter le statut de l’esthète et choisir celui du croyant pour reprendre les catégories si pertinentes de Kierkegaard[5]. Bien souvent, je suis bien placé par mon expérience pour affirmer qu’on apprend peu ou pas à prier dans les paroisses. Le niveau d’extériorité reste grand. C’est là un paradoxe impensable pour moi quand bien même notre foi nous convoque à l’intime de nous-mêmes, là où Dieu nous attend. On aurait grand intérêt à diffuser une spiritualité, qui tout en se greffant sur une saine psychologie, permette cette connexion à soi par la relecture de vie. En cela, la spiritualité ignatienne en est un excellent exemple. La prière d’Alliance, la relecture de fin de journée et la conscientisation des émotions ainsi que des motions permettent à la fois le nécessaire dialogue de la conscience et à voir Dieu en toute chose. Cette spiritualité nous fait rentrer dans la temporalité intérieure de la subjectivité et de ses affects, où l’attention intérieure à un double bénéfice : la conscience de soi et de Dieu.
Avec le temps vient la thématique centrale du devenir. Cette thématique est capitale tant chez Kierkegaard que dans les Evangiles et il est encore une fois étonnant que la pastorale s’en soit si peu saisi. Cela vient avec la transformation pastorale et l’émergence vivement encouragée par le pape François des parcours de croissance. Le Saint-Père a insisté dans les dernières réformes de l’Eglise à davantage s’occuper de mettre les gens en chemin, de favoriser pour eux des processus que de les mettre dans des cases canoniques ou sacramentelles. C’est précisément ce que Jésus a fait avec ses disciples et ce qu’il nous demande de faire. « Disciple » vient d’un mot grec qui signifie : un apprenant. Le mot qui traduit le mieux ce qu’est un disciple est un participe présent et non un participe passé. Le disciple est en chemin et il n’est jamais arrivé. Demain, il aura à apprendre de son maître. Cela suppose de décentrer la théologie des ministères et la pastorale de la préoccupation de la distribution des sacrements pour se centrer sur l’organisation de parcours qui mettent les gens en chemin, qui leur permettent de « devenir » comme les disciples de Jésus ont pu l’expérimenter en marchant avec lui et en vivant avec lui.
D’une manière générale, les parcours de croissance sont la proposition la plus adaptée pour honorer les trois thématiques survolées ici, et inhérentes à l’existentialisme. Un parcours a l’immense avantage de reproduire existentiellement ce qui fut la condition des disciples accompagnant Jésus durant sa vie publique. Il se vit sur une longue durée, comme le parcours Alpha. Il suppose du vécu ensemble en petits groupes et en grands groupes. Il joue sur les deux plans de la vérité objective de « l’enseignement des apôtres » (Ac 2, 42) et de l’appropriation subjective dans les petits groupes : il laisse donc place au travail de la conscience, qui tout en dialoguant avec elle-même dans l’intériorité, permet de dialoguer avec Dieu et de s’ajuster à lui.
Il ne s’agit pas d’abroger ce qui a été fait, mais de l’étayer. Bien évidemment, puisque je propose de dialectiser l’objectivité et la subjectivité, la pratique des sacrements et la vie dans l’Esprit, l’ontologique et l’existentiel, il faudra repenser et reformuler ce qui a été dit dans les siècles précédents, afin de mieux penser l’articulation indispensable d’une théologie avec une pastorale existentialiste.
[1] Lien : https://repenserleglise.fr/2022/04/20/de-lobjectivite-metaphysique-a-la-subjectivite-existentialiste-prendre-acte-de-levolution-de-notre-conception-de-la-realite/
[2] S. Kierkegaard, Post-scriptum aux Miettes philosophiques, Gallimard, Paris, 1949, p.268.
[3] S. Kierkegaard, Post-scriptum aux Miettes philosophiques, Gallimard, 1949, p.256.
[4] J. Nizet, « La temporalité chez Søren Kierkegaard », in Revue Philosophique de Louvain, 4ème série, tome 71, n°10, 1973, p.226.
[5] « L’esthéticien est l’individu qui n’instaure pas avec soi-même ce rapport originel qui constitue l’intériorité. Il se refuse de se rapporter à soi et se pose comme hors de soi : il vit dans l’extériorité. » Jean Nizet, Ibid., p.227.
Je vous remercie pour cet article qui rejoint ce que je pense. Je suis pretre et je me sent très désolé de la course à l’administration des sacrements… comme vous le dites si bien pour mettre les gens dans les bonnes cases ! alors que je ressent bien l’urgence à faire des disciples. Merci cela m’encourage.
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