Après avoir écrits plusieurs articles sur cette thématique de l’articulation de la vie dans l’Esprit et de la pratique des sacrements, voici qu’elle prend depuis peu une profondeur que je ne soupçonnais pas, mais qui me donnait raison, non pas tant sur mes positions (c’est à vous lecteurs de me dire si tant est que certains oseraient une pensée personnelle sur ce blog, ce qui est rare malgré sa fréquentation), mais par la nature même de la problématique. Bien plus qu’une problématique de transformation pastorale, ou d’ecclésiologie, nous touchons à l’histoire de la pensée, notamment celle de la philosophie dans sa conception de la notion de réalité. Je dois cette prise de conscience à l’excellent livre de Ray S. Anderon : The shape of practical theology.
Afin de mieux comprendre la nature de la théologie pratique, sa place dans le domaine des sciences, mais aussi sa rationalité, celui-ci propose un bref résumé des conceptions de la réalité dans l’histoire de la pensée occidentale : pré-moderne, moderne et post-moderne[1] :
- La conception prémoderne de la réalité : « Dans la période dite prémoderne précédant les Lumières en Europe, une perception philosophique et théologique de la réalité était médiatisée par le sacrement et le mythe. Le monde médiéval considérait la réalité comme fondamentalement métaphysique. Le monde physique ainsi que le monde de l’expérience sensorielle et du comportement humain étaient régis en grande partie par l’appel à des concepts abstraits et bien définis qui transcendent l’ordre temporel et historique ambigu et incertain. Cela a donné une précision et un statut universel à ce qui était considéré à la fois comme bon et vrai. Le caractère moral était formé en acquérant les vertus d’honnêteté, de véracité et de bonté par la discipline, la contemplation et la dévotion à ces idéaux. Les valeurs morales étaient fondées sur cette version de la réalité et le caractère moral cultivé comme l’un des objectifs d’une personne éduquée. »[2] La perception était médiatisée à travers les sacrements et les mythes, fortement ancrée dans la métaphysique d’une réalité transcendante immuable comme secours dans un réel fluctuant, insaisissable et angoissant.
- La conception moderne de la réalité datant des Lumières du 18ème siècle, mais dont la fondation repose sur la Renaissance qui élève l’homme au centre de la réalité : la pensée critique se développe ainsi que la raison s’autonomise. Le monde physique est perçu comme existant par lui-même. La figure éminente en est Kant pour qui nous n’avons pas accès aux choses mêmes (noumène). La théorie continue de dominer la pratique et la précède. Mais « la faiblesse inhérente à ce modèle est que la pratique n’a accès à la vérité qu’à travers la théorie. »[3]
- La conception post-moderne de la réalité : la métaphysique est insuffisante. La réalité est désormais perçue comme accessible à tous. La montée de l’existentialisme depuis Kierkegaard, et l’émergence de la psychologie, ont renversé la quête métaphysique de la réalité.
Ce survol que l’on pourrait bien sûr développer suffit à manifester la profondeur nécessaire à l’articulation de la vie dans l’Esprit et de la pratique des sacrements. Bien au-delà d’un débat de surface entre les tenants d’un catholicisme classique voire traditionnelle et ceux d’un catholicisme ouvert au Renouveau et à sa revalorisation de l’Esprit Saint, ce n’est rien de moins qu’une articulation entre l’objectivité de la métaphysique d’un côté et la subjectivité de la psychologie de l’autre à laquelle notre convie cette thématique. Elle nous pousse à resituer la théologie dans l’évolution de la pensée philosophique, à n’être pas aveugle et inconscient des préjugés philosophiques qui nous aident à penser à la Révélation et la pastorale.
Se contenter des sacrements dans une pastorale dite classique, ce serait donc négliger l’évolution de la pensée philosophique et contemporaine qui demande de prendre en compte la subjectivité des individus dont l’appel se fait entendre depuis Kierkegaard. La négligence de cette évolution expliquerait la perte de fécondité des sacrements. Si au Moyen-Age, ils suffisaient à faire des chrétiens authentiques, l’éloignement en conscience des réalités métaphysique expliquerait le peu d’impact qu’ils aient sur la subjectivité des individus. Le Post-scriptum aux Miettes philosophiques le démontre magistralement : il y a un saut entre l’énonciation d’une vérité objective et sa réception par une subjectivité. Croire que la subjectivité s’aligne sur une objectivité dès qu’elle est énoncée relève du « comique » pour Kierkegaard, qui fait de ce mot une catégorie philosophique à part entière. Ainsi, une pastorale uniquement sacramentelle relève donc du comique pour le penseur danois.
Une des thèses personnelles que je souhaite proposer est que la valorisation de l’Esprit Saint par le Renouveau charismatique va de pair avec la valorisation de la subjectivité qui l’a précédé au XIXème siècle. Rien de plus fécond désormais que d’accueillir l’Esprit dans notre esprit pour devenir disciple. Cela ne joue pas contre la théologie des siècles précédents : cela constitue un étaiement de la théologie de la médiation, un étaiement qui s’impose non pas par une posture ecclésiale, ou un parti-pris, mais en raison de l’émergence de l’existentialisme et de la psychologie, en raison du sérieux de la subjectivité humaine. L’abondance des abus de conscience dans l’Eglise montre que le chemin est encore long à faire, précisément par la théologie pastorale, la théologie de la vie consacrée qui restent en retard sur cette évolution. Si selon Hannah Arendt, le mal se loge dans l’absence de pensée, c’est précisément dans le grand retard de l’aggiornamento de la théologie que se loge au moins en partie tant d’abus de conscience, mais aussi une perte de fécondité de la pastorale catholique.
Ce sujet est si vaste qu’il mériterait un livre, ce que j’ai fait ! J’espère que l’éditeur acceptera de le publier. En revanche, je voulais prolonger en croisant cela avec la théologie trinitaire. En s’appuyant sur l’image bien connu de saint Irénée évoquant le Christ et l’Esprit Saint comme étant les mains du Père, on pourrait aussi se placer du côté des hommes et des femmes, et affirmer que le Christ et l’Esprit Saint sont éléments indispensables pour cheminer existentiellement vers le Père comme disciple. Le Christ nous rejoint dans une dimension davantage ontologique. Il est la « Vérité » (Jn 14,6). Il est la manifestation du Père, le logos, la Parole éternelle de Dieu. L’Esprit Saint, lui, nous rejoint de façon plus existentielle. Etant donné que c’est Dieu en nous, c’est précisément Dieu dans notre esprit. C’est lui qui nous inspire subjectivement et nous fait avancer vers l’objectivité de la Révélation, vers l’objectivité du Christ qu’il rend présent à nos côtés. C’est donc par cette double relation au Christ et à l’Esprit Saint qu’on avance en vérité et charité vers le Père. Sans l’Esprit Saint, la rigidité psychique et spirituelle (indissociables !) nous attend. Sans le Christ, le relativisme nous fera tomber dans la posture si souvent dénoncer par Benoit XVI : « chacun sa vérité ».
Ainsi, la valorisation de la subjectivité existentialiste convoque la théologie à penser de nouveau la médiation qu’elle propose entre Dieu et l’homme. Si la seule mise en avant d’une objectivité métaphysique relayée par les sacrements n’a plus la fécondité des siècles passés, il ne faut pas non plus la considérer comme caduque. Elle reste fondamentale car on ne transige pas avec la vérité, mais elle est seconde dans le devenir disciple qui reste selon Kierkegaard un devenir de la subjectivité que l’Eglise doit accompagner avec la douceur propre à l’Esprit (cf. ce que l’on dit de l’Esprit dans les hymnes classiques : Veni Creator, Veni Sancte Spiritus).
[1] Ray S. Anderson, The Shape of the practical theology, IVP Academic, 2001, p.15-22. Le résumé présenté ici ne doit pas nous dispenser d’aller lire sa propre façon de ressaisir cette histoire. Il me semble capital de la comprendre pour ceux qui ne maîtriseraient pas bien l’évolution de la pensée philosophique depuis les cinq derniers siècles.
[2] Ibid., p.15.
[3] Ibid., p.17.
Bonjour Thibaut,
Comment cette « subjectivité existentialiste » et la contemporanéité que tu évoques dans le billet suivant se distinguent-elles de la sensibilité psycho-affective ?
En d’autres termes : si la nécessité d’une conversion est établie, si même un Thomas d’Aquin qui devait être assez contemporain du Christ pour avoir une telle finesse qui considère ses écrits comme de la paille… n’y a t-il pas un travers opposé qui consiste à mesurer la validité d’une expérience spirituelle au ressenti psychologique ? Il faudrait se sentir sauvé pour l’être.
Merci d’avance pour tes lumières !
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Salut! Heureux de le lire! et d’échanger librement! Je ne tiens pas tant à mes idées qu’à débattre dans l’Eglise. Je ne veux pas que mes idées tournent en rond dans ma tête.
C’est une bonne question, dont je n’ai bien évidemment pas toutes les réponses. Je peux commencer par dire, en existentialiste, que je ne recherche pas dans ma vie de disciple un bien-être psycho-affectif, du moins consciemment. Et c’est encore moins le cas de la communauté auquel j’appartiens qui a choisi la simplification de vie, la sobriété, et même la pauvreté à la suite du Christ pauvre selon Ignace.
Je dirais que les dimensions que tu nommes sont liées. Mais la finalité de la 1ère n’est pas dans la 2nde.
On ne peut évacuer tout bonnement la sensibilité psycho-affective. Mais on ne peut pas en faire le critère ultime. Je dirai que le catholicisme aurait grand intérêt à la prendre plus sérieux. Juste un exemple: je suis de plus en plus frappé que dans les 2 hymnes traditionnels à l’Esprit saint (Veni Creator et Veni Sancte Spiritus), la Tradition fasse un lien si net entre Esprit Saint et souplesse. Elle a ainsi inscrit dans les hymnes liturgiques que l’accueil de l’Esprit nous rend souple. Je constate pour moi que plus je vis de l’Esprit Saint (la contemporanéité absolu du Christ en tout temps et partout), plus je deviens souple: de caractère, dans les relations, je m’adapte, je sais rire de choses imprévues, accepter ce qui ne dépend pas de moi, …. A l’inverse, un catholicisme classique qui n’a pas accueilli l’Esprit Saint (« le Dieu inconnu » selon Benoit XVI) est bien rigide, tant théologiquement que psychologiquement. Il peut être même psycho-rigide.
Je comprends de plus en plus que l’Esprit saint nous bonifie psychologiquement. Car l’Esprit parle à notre esprit, et transforme notre esprit.
On ne peut pas non plus évacuer la dimension affective, car le but ultime de la vie chrétienne est l’amour: c’est-à-dire avoir de l’affection. La vie affective au sens étymologique est le coeur de la vie chrétienne. On a malheureusement réduit les affects à une dimension épidermique et superficiels, mais dans ma pensée, cela va nous chercher dans notre tripes, dans notre volonté. J’en sais quelque chose pour avoir été conduit à aimer et servir des paroissiens que je n’aimais pas spontanément, parce qu’ils me critiquait ouvertement. La vie affective a souvent relevé pour moi du courage! Elle fut amer!
Mais ce que je vise dans mes articles n’est pas tant la dimension psycho-affective. Ce qui s’impose dans ma propre vie et ma pensée, c’est la double importance de l’acte de foi conforme à toutes les Ecritures (tu commences à connaître mes idées sur ce sujet ! ), et la place croissante de ma conscience.
Par l’acte de foi, je veux dire que je pose souvent dans mes journées des actes de foi sur les versets que l’Esprit me rappelle au grés des événements. Croire ici et maintenant. Croire malgré une mauvaise nouvelle. Croire que Jésus m’accompagne réellement dans une réunion difficile. L’acte de foi relève de la décision de croire (cf. Kierkegaard, et l’existentialisme chrétien: Emmanuel Mounier, …), et non de se laisser bercer par ses humeurs. C’est souvent le contrepied de mes humeurs, de mes pensées noires. L’acte de foi, c’est décider de croire que l’Esprit est en moi et qu’il peut m’inspirer à tout moment. Je ne suis donc pas en train de me laisser bercer par ma sensibilité psycho-affective, mais de l’ordonner en ignatien à la Révélation: ce qui change mes affects par conséquence et me donne de goûter les fruits de l’Esprit (Ga 5 ). Oui l’acte de foi me donner souvent une consolation définie par Ignace comme un événement psychique. Mais saint Paul le dit à sa manière par les fruits de l’Esprit: ils peuvent être aussi des émotions agréables de paix, de joie, ….
Puis la conscience: cette réalité n’a jamais pris autant de place dans ma vie. Je retrouve ici notre Tradition: la conscience est le tout premier lieu où Dieu nous parle (cf. Le Catéchisme de l’Eglise Catholique). C’est le lieu ultime du sacré. On le croit, tout en ne le respectant pas suffisamment dans notre Eglise où il y a tant d’abus de conscience, d’autoritarisme.
Je fais un lieu immédiat avec la foi paulinienne de l’Esprit Saint en nous, ce qui pour moi est tellement négligé dans notre culture ecclésiale paroissiale. Je fais le lien avec la grande tradition spirituelle de la mystique rhénanne: l’inhabitation de Dieu en nous.
Je dois écouter ma conscience afin d’écouter Dieu. Le lien avec le Renouveau est savoureux ici: une intuition que je reçois peut être une inspiration de l’Esprit. Mais si l’on a un rapport trop rigide à la raison raisonnante, on peut négliger nos intuitions, cette vie spontanée en nous. Or ignorer nos intuitions, c’est risque d’éteindre le Saint Esprit (1 Th 5,17). Prendre au sérieux l’Esprit en nous, prendre au sérieux la contemporanéité absolu du Christ, prendre au sérieux l’inhabitation de Dieu, m’oblige à une veille intérieure, à écouter ma part intuitive, cette vie spontanée en moi où Dieu peut m’inspirer sans autre médiation.
il y a ici un lien bénéfique entre psychologie et vie spirituelle. Ce lien a été négligé dans les siècles passés car la psychologie n’existait pas comme science. Or c’est bien dans notre esprit que Dieu nous attend: pour que l’Esprit parle à notre esprit. Je travaille beaucoup à une juste articulation de la psychologie et de la vie spirituelle, car on ne peut plus faire comme avant. Je veux continuer la longue tradition catholique du dialogue entre foi et raison. Intégrer la psychologie et l’existentialisme de Kierkegaard est pour moi un appel à continuer de faire dialoguer foi et raison.
Je m’arrête là!
Je te partage que j’ai écrit un livre! J’avais trop de chose à débattre. J’attend la réponse de l’éditeur. Je confie cela à tes prières.
Merci de tes réactions. Surtout n’hésite pas quand tu as le temps. N’hésite pas à être critique ! Cela ne peut que m’aider.
En Christ
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Je rajoute que je vais publier ce soir un article dans la suite de celui d’hier. Mais que demain, je propose un lien entre Thomas d’Aquin et Kierkegaard. N’hésite pas à réagir librement !
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Oui j’ai vu quelques allusions à ce futur bouquin. Hâte de le lire !
Merci pour ta réponse précise et nourrie !
A bientôt
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Bonjour, je tombe sur votre blog au hasard d’un retweet, et je dois dire que j’y reviendrai dans doute !
Merci pour cet article éclairant, qui me fait me remémorer nombre de prêtres qui insistent tantôt l’un tantôt l’autre sur l’un des deux aspects.
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Merci pour votre retour. C’est encourageant pour moi.
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Merci Thibaut ! J’aime beaucoup ce parallèle avec l’évolution de la pensée philosophique. Cette remise en perspective historique m’aide, moi qui suis une toute jeune chrétienne, à mieux comprendre les différences dans la manière de penser la foi.
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Cela m’a moi même aidé à la comprendre. J’ai longtemps cherché et bataillé intérieurement avant de trouver cela. C’est une ébauche, mais je trouve que c’est très éclairant.
Mon livre va encore plus loin dans le développement de cela. Prie pour qu’il soit publié !!!!
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