Plaidoyer pour une spiritualité eucharistique communautaire

Deux des notions-clés de la théologie pratique (ou théologie pastorale) sont celles de disciple et de communauté ecclésiale (ce que l’ecclésiologie et la théologie œcuménique appelle Eglise locale). L’enjeu est de tenir les exigences inhérentes à ces deux notions, sans que le disciple devienne un pratiquant (bien en deçà des exigences bibliques) et que la communauté ne devienne un agrégat d’individus atomisés autour d’un ministre et du Seigneur, négligeant grandement la mise en application de la Parole de Dieu.

L’élément charnière de cela est dans l’Eucharistie. Non pas en tant que telle, mais dans le rapport à elle. Ma thèse, que j’emprunte à d’autres avant moi, est qu’entre le IXème et le XIème siècle, l’évolution théologique a favorisé ce passage de l’Eucharistie comme table de la communion fraternelle à celui de la consommation eucharistique personnelle. Cela a pour conséquences l’émergence d’un individualisme au cœur des communautés chrétiennes, l’effritement des communautés paroissiales en simple agrégat d’individus, une négligence de la Parole comme lieu de communion.

Revenons brièvement sur ce qui s’est passé. Au long de l’histoire de l’Eglise, on distingue trois corps : le corps historique de Jésus, le corps eucharistique et le corps ecclésiale. L’histoire du rapport entre ces trois corps est complexe[1]. Pour le résumer, on peut affirmer que jusqu’au IXème, on insistait sur le lien très fort entre 2ème et le 3ème corps.

« Dans toute l’Antiquité chrétienne, et le Haut Moyen Age, Eucharistie et Eglise sont étroitement liées. C’est l’Église, le corps ecclésial, qui occupe en quelque sorte la position centrale dans cette économie. « Corps du Christ » désigne le plus souvent, non l’Eucharistie, mais l’Eglise. Certes, le pain consacré est bien pour les chrétiens le Corps du Christ, mais dans ce pain, ce qu’ils voient dès l’abord, c’est la figure de l’Église. La « communion » n’évoque pas principalement la réception du sacrement, mais l’union avec l’Eglise, le lien du corps ecclésial, l’unité du corps qu’ils reçoivent tous à l’Eucharistie leur apparaît comme le signe et le gage de l’unité du corps qu’eux-mêmes doivent former. On « communie » à l’Église comme on « communie » à l’Eucharistie. »[2]

G. Comeau continue en citant Saint Augustin :

« Si donc tu veux comprendre le corps du Christ, écoute l’apôtre qui dit aux croyants : « Vous êtes le corps du Christ et ses membres » (1 Co 12,27). C’est votre mystère qui repose sur la table du Seigneur, c’est votre mystère que vous recevez. A cela que vous êtes, vous répondez : « Amen » et, par votre réponse, vous le ratifiez. Tu entends : « Le corps du Christ » et tu réponds : « Amen ». Sois membre du Christ pour qu’authentique soit ton « Amen ».

Mais pourquoi sous l’aspect du pain ? N’avançons ici rien de nous-mêmes, écoutons encore l’Apôtre qui, lorsqu’il parie de ce sacrement, dit : « C’est un seul pain, un seul corps que nous sommes  » Rappelez-vous que le pain ne se fait pas d’un seul grain de blé, mais de plusieurs…, Lorsque vous avez reçu le baptême, vous avez été comme une pâte imprégnée d’eau « lorsque vous avez reçu l’Esprit Saint, c’est comme si vous aviez été cuits. Soyez donc ce que vous voyez et recevez ce que vous êtes. »[3]

C’est entre le IXème et le XIème siècle que l’inversion se fait : alors que l’accent était mis sur le lien entre le 2ème et le 3ème corps, on va plutôt par la suite insister sur le lien entre corps historique et corps eucharistique. Le 3ème corps, le corps ecclésial, est peu à peu mis en second plan, alors même qu’il occupait la position centrale dans l’économie du mystère.

Cet accent théologique s’est considérablement accentué au cours des derniers siècles dans une piété eucharistique personnelle, présentée séparément de toute vie communautaire. Le vocabulaire de la transsubstantiation (tiré de la conceptualité aristotélicienne) survalorise le moment de la consécration, en se centrant sur le pain devenant corps au lieu de nous centrer sur l’acte de communier au corps ecclésial. Le grand théologien H. U. von Balthasar se livre au même constat :

« L’accent doit être mis sur cette rencontre du Christ et de l’Eglise dans l’acte du repas : là est le centre de gravité, et non dans le miracle, considéré isolément, de la “transsub­stantiation”, celle-ci n’est qu’une voie vers le but, de même que, à la Cène, le Christ ne voulut pas montrer à ses disciples un échantillon de sa toute-puissance, mais leur prouver qu’il les aima jusqu’à la fin. Ainsi, dans l’Eucharistie, le vrai signe sacramentel, c ‘est l’acte de manger et de boire (qui seul confère au pain et au vin leur signification symbolique). Ce qui est important pour l’Eglise, ce n’est pas qu’il y ait quelque chose sur l’autel, mais qu’en recevant cette nourriture elle devienne ce qu’elle doit et peut être. »[4]

Cette piété eucharistique personnelle a eu pour conséquence malheureuse d’accélérer la désagrégation. Ce rapport à l’Eucharistie perçue principalement comme un rapport au corps historique de Jésus a grandement nourri l’individualisme dans les paroisses, puisque précisément, on ne faisait plus le lien avec le corps ecclésial. En caricaturant à peine, à la messe, parfois, chacun vient chercher « son Jésus » et s’en va. De la célébration de la Cène par Jésus comme célébration de la communauté des Douze qui ont vécu trois ans ensemble, on a basculé vers un « self-service », chacun venant chercher sa nourriture spirituelle sans lien avec l’assemblée qui célèbre, ou si peu. D’où l’expression que beaucoup d’entre nous ont dite au moins une fois : « je n’ai pas eu MA messe, ou la messe. » La messe ne se réclame pas, précisément parce qu’elle est la célébration de la communauté, qui dans une réelle maturité humaine et spirituelle se retrouvent pour célébrer. C’est bouleversant de comparer ce qu’a pu être la Cène du Jeudi Saint et nos messes paroissiales, en termes de densité humaine et fraternelle : de charité ! L’écart est tel que je comprends que certains ne s’y retrouvent plus.

L’autre conséquence de cette inversion d’accent et de cette piété personnelle est qu’on survalorise l’accès à Dieu par le sacrement en négligeant son accès par l’Esprit ; il en découle une logique binaire dans la mentalité catholique : communier, c’est recevoir Dieu et ne pas communier, c’est ne pas le recevoir. Il faut vraiment négliger beaucoup de pages des Ecritures pour en arriver à une telle bêtise ! L’Eucharistie est devenue l’aliment miracle, le remède à tout, en négligeant grandement la vie dans l’Esprit et la nourriture à la présence réelle dans sa Parole, engendrant en même temps une rigidité liturgique souvent bourgeoise et une immaturité biblique donc une immaturité spirituelle et ecclésiale.

            Le lien fort qui existait entre le corps eucharistique et le corps ecclésial est précisément ce qui permet de tenir la double exigence de « faire des disciples » au sein d’une communauté ecclésiale. Mais étant donné que la liturgie ne manifeste pas suffisamment ce lien (dans tous les cas, on ne le perçoit pas suffisamment), nos paroisses sont devenues des lieux d’individualisation de la pratique, avec des pratiques de « consommation eucharistique » pour reprendre les mots de certains évêques. Nos paroisses ont du mal à être des communautés, parce qu’on ne place pas suffisamment l’accent sur le lien entre le 2ème et le 3ème corps. L’épreuve récente du confinement dû à la pandémie manifeste cela. Les paroisses qui n’étaient pas des communautés authentiques ont continué à se vider. Certains catholiques qui avaient ce rapport de consommation ne sont pas revenus car ils se sont rendu compte que cela ne leur manquait pas. Une célébration virtuelle leur suffisait peut-être. Mais il faut bien affirmer que s’il y a bien une chose qu’on ne peut pas virtualiser, c’est le Corps du Christ, son Eglise selon saint Paul : nous ! Ceux qui ont compris cela sont ceux qui ont le plus souffert de l’arrêt des célébrations, de l’impossibilité pour le Corps du Christ de se rassembler, de faire l’ecclesia, notamment autour du corps eucharistique.

Parce que communier au corps eucharistique, c’est dans le même temps communier au corps ecclésial, je ne peux communier à Dieu sans communier aux frères et sœurs. Ce lien fort permet de retrouver le sens de cette phrase de Jésus : « Si donc tu présentes ton offrande à l’autel, et que là tu te souviennes que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère ; puis, viens présenter ton offrande. » (Mt 5, 23-24). Je ne peux communier au corps eucharistique sans penser ou prier pour une relation avec un frère ou une sœur en Christ, avec ma communauté ecclésiale d’appartenance.

D’où mon modeste plaidoyer pour une spiritualité eucharistique qui soit pleinement communautaire, dégagée de tout individualisme. C’est ce que la Cène de Jésus fut ! Alors nos paroisses seront réputées et connues, non pour la beauté des chants ou les talents du célébrant, mais pour le lieu d’une ville ou d’un village où l’on est assuré d’être aimé ! « Je vous donne un commandement nouveau : Aimez-vous les uns les autres ; comme je vous ai aimés, vous aussi, aimez-vous les uns les autres. A ceci tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres. » (Jn 13, 34-35) La messe deviendra d’autant plus un lieu d’évangélisation, car la charité fraternelle qui s’en dégagera sera un témoignage pour les non-croyants qui se joindront au Corps du Christ : nous !


[1] Sur ce sujet, l’ouvrage de référence est Corpus mysticum de Henri de Lubac.

[2] G. Comeau, Corps eucharistique et corps ecclésiale, in Prendre corps, faire, corps, livrer son corps, Médiasèvres 2019.

[3] Saint Augustin, Sermon 272 aux nouveaux baptisés pour le jour de Pentecôte.

[4] H.U Von Balthasar, La Gloire et la Croix, Aubier, 1965, p.485.

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Publié par ThibautG

Vouloir l'Eglise que Dieu veut

5 commentaires sur « Plaidoyer pour une spiritualité eucharistique communautaire »

  1. Merci pour ce texte qui éclaire ce que je suis en train de découvrir depuis que j’approfondis ce grand mystère. J’ai été conduit à travailler cette question en voyant l’attitude de certains prêtres qui prononce les paroles de la consécration comme un acte magique. J’ai découvert la place de l’Esprit et beaucoup d’autres choses.

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  2. merci Thibaut . tout a fait en accord avec ça . Mais je pense que on peut aussi parler du Corps spirituel/ressuscité et du Corps cosmique/glorieux du Christ (Eph 1,10; Col 1,19-20) qui récapitule tout l’univers , qui dépasse infiniment le Corps ecclésial . ce qui fait 4 ou 5 Corps !.
    il y a qq jours en méditant sur l’évangile de l’apparition à Marie de Magdala (Jn 20,17) : au moment ou le Christ ressuscité entre (monte) dans la Gloire éternelle et quitte l’espace-temps, il dit « ne me retiens pas » ( = tu ne peux pas me tenir, me contenir, je t’échappe en tout, toucher, compréhension … ) « mon Dieu votre Dieu », »mon Père , votre Père » (= Jésus se fait croyant parmi les croyants, fils parmi ses frères ) , « va trouver MES frères » (= a ce moment de glorification , Jésus se  »fraternalise » , s’identifie comme frère parmi les frères , et non comme Christ Pantocrator). on retrouve le lien Christ Glorifié et fraternité des disciples.

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    1. Merci Bruno pour ton commentaire! J’apprécie quand certains osent écrire quelques mots, se mouiller ! Merci.
      Tu as raison dans ce qu’on peut ajouter, même si d’un point de vue de théologie pratique (ou pastorale), cela me semble second (mais pas secondaire !!)
      La notion de corps est plus complexe et tu me montres les belles subtilités. Et tu les mets en tension: une bonne tension! Entre le corps glorieux et cosmique, et le corps fraternel de Jésus! J’aime ces tensions d’où peut faire un bon miel spirituel! Merci frère!

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