La contemporanéité du Christ comme condition de possibilité

Après plusieurs articles de recherche portant sur la thématique de l’articulation entre la vie dans l’Esprit et la pratique des sacrements, après de nombreuses lectures, des prises de position plus ou moins adroites de ma part, comme à tâtons, je pense pouvoir suggérer de quoi fonder philosophiquement une théologie de la vie dans l’Esprit. Ayant constaté son anémie dans le milieu paroissial, laissant les sacrements à eux-mêmes, je cherchais depuis cinq années à la revaloriser et la crédibiliser à hauteur de ce qu’en dit la Révélation. L’exigence de la crédibilité me venait du dédain intellectuel et pastoral de catholiques (fidèles, prêtres et évêques) pour qui seul était vraiment sérieux et fécond un sacrement. « Cherchez et vous trouverez » dit le Seigneur ! Il me semble que cela est vrai aussi dans le domaine intellectuel pour qui entend cet appel à continuer à penser la Révélation et surtout un agir pastoral en cohérence avec celle-ci. A vous lecteurs de me dire librement par vos retours courtois et argumentés, si cela est convainquant.

Chez Søren Kierkegaard, le concept de contemporanéité est une catégorie philosophique abolissant le temps et les siècles de la « chrétienté établie » qui nous a détournés du Christ par une « doctrine »[1]. Par ce concept, il affirme que chacun de nous, comme disciple de « seconde main » peut vivre comme les disciples de Jésus dans la même contemporanéité avec le Christ, même si vingt-et-un siècles nous séparent de son existence terrestre. Sans faire un exposé philosophique du mot, regardons brièvement ce qu’il en dit dans les Miettes philosophiques. Rappelons d’abord quelques distinctions : le « contemporain immédiat » est celui qui a vécu du temps de l’Incarnation de Jésus ; le « disciple de seconde main » est celui qui a vécu après cette Incarnation et qui n’a jamais vu Jésus de ses yeux (c’est nous) ; le « contemporain réel » est le croyant.

Partant de l’idée implicite que la foi vient de Dieu, et qu’elle est un don, on devient croyant pour Kierkegaard en rencontrant Dieu qui donne lui-même la condition de possibilité de la foi : ce n’est ni quelqu’un d’autre, ni un intermédiaire, et encore moins les soi-disant preuves ou raisons venant de la « chrétienté » qui ne peuvent en rien nous donner la foi. On peut dire en cela que la foi suppose un saut hors d’une stricte rationalité, ce qui va dans le sens de toute la théologie fondamentale. « Si le croyant est celui qui croit et qui connaît le dieu du fait de recevoir du dieu même la condition, il faut que l’homme postérieur reçoive tout pareillement la condition du dieu même, et il ne peut la recevoir de seconde main, car pour ce faire, il faudrait que cette seconde main fût encore le dieu, auquel cas tout ce qu’on a dit d’elle est comme si l’on n’avait rien dit. »[2] L’important est le « lui-même » : en personne (pour reprendre une catégorie forgée dans la théologie trinitaire). La conséquence immédiate est une contemporanéité de dieu accessible par tous et partout. Elle n’est pas le propre de ceux qui ont connu Jésus dans son existence terrestre.

Par ailleurs, les contemporains immédiats n’ont pas tous été des contemporains réels. « Le contemporain peut en dépit de sa contemporanéité être le non-contemporain »[3]. Ainsi « le contemporain réel ne l’est pas en vertu de la contemporanéité immédiate, mais de quelque chose d’autre. »[4] En effet, on voit bien dans les récits évangéliques que tous ceux qui ont rencontré Jésus ne sont pas devenus des croyants : il n’y avait pas d’immédiateté de la foi. Ainsi, l’immédiateté de la contemporanéité n’est pas ce qui est décisif, mais bien « quelque chose d’autre ». Or si le contemporain immédiat ne l’est pas malgré sa contemporanéité, alors le non-contemporain (le disciple de seconde main) peut être contemporain par ce même quelque chose, « par quoi le contemporain devient le contemporain réel »[5].

Pour Kierkegaard, seul le croyant est contemporain réel du maître : il le connaît et le maître le connaît, lui qui lui a donné la condition : « Par là, [il] le connut comme il le fut de lui »[6]. Être un contemporain réel du maître est un état relationnel à double sens : connaître et être connu. Le maître, par son déjà-là, donne la condition de cela. Ainsi, si l’homme postérieur reçoit du maître la condition, « il est contemporain, le contemporain réel, ce qu’est seul le croyant et ce qu’est tout croyant. »[7] « C’est en tant que croyant qu’il est le contemporain par l’autopsie de la foi. »[8] Par l’autopsie de la foi, le croyant voit par lui-même le dieu qui se manifeste lui-même. On retrouve ici comme souvent chez Kierkegaard une ambivalence typique de ses concepts. A la fois, la contemporanéité permet le don de la foi (celle du Christ déjà présent) et la foi nous rend contemporain du maître. Ce qui permet de voir et d’être vu, de connaître et d’être connu. La foi est un pont entre le temporel et l’éternel : elle nous rend contemporain de l’éternel présent de Dieu.

Cette catégorie de la contemporanéité du Christ a été reprise par la théologie catholique de l’Eucharistie pour penser un sacrifice qui se re-présente devant nous. Chaque messe nous rend contemporain de la Passion et de la Résurrection du Christ. Mais la question se pose alors d’une telle raison de cette limitation de la contemporanéité à l’Eucharistie. Kierkegaard ne pose aucune limite de temps, d’espace et de condition à la contemporanéité : elle s’accomplit par la foi et dans la foi.

En tout premier, il faut commencer par redire la justesse de cette théologie. Rien ne sert de la redévelopper ici. Elle affirme et se centre sur la contemporanéité de la Pâques du Christ : sa mort et sa Résurrection. L’inconvénient est qu’elle laisse place comme souvent à une logique binaire : la contemporanéité du sacrifice et la « présence réelle » n’a lieu que pendant l’Eucharistie ; en dehors, cela n’est plus. Cette binarité qui en soi n’est pas voulu par l’Eglise nous fait consentir à ces schémas de pensées et même des mensonges en contradiction avec la Révélation. L’apôtre Paul le redit bien souvent : l’Esprit du Ressuscité est avec nous ! Nul besoin de citer de nombreuses occurrences : l’incontournable chapitre 8 de la Lettre aux Romains y suffit. Cette vérité est inconditionnellement vraie. Si c’est juste de penser une contemporanéité de la Pâques de Jésus lors de l’Eucharistie, cette contemporanéité plus large de Sa présence n’est pas confinée à la liturgie. Ce serait une forme de cléricalisme ou une confiscation de l’accès à Dieu par les clercs que de le penser. Je crois qu’il y a quelque chose de cela dans notre négligence de la vie dans l’Esprit et l’accès unique à Dieu dans les sacrements que laisse penser une pastorale classique. J’ai déjà écrit sur ce sujet.

Que se passerait-il si on continue de maintenir cette logique binaire ? Selon les catégories de Kierkegaard, il y aurait alors les contemporains réels, ceux qui seraient ponctuellement à l’Eucharistie, et les faux-contemporains. Les faux-contemporains seraient alors des « disciples de seconde main », ce qui n’est pas tenable, car comme on le sait, Kierkegaard démontre dans les Miettes qu’ « Il n’y a pas de disciple de seconde main. Vus d’un angle essentiel, le premier et le dernier sont pareils, à cette différence près que, pour la génération postérieure, l’occasion est dans l’information du contemporain, tandis que pour le contemporain elle est dans la contemporanéité immédiate. »[9] En rendant caduque et inutile ce concept, il ne fait qu’aller au bout du don de la foi par Dieu lui-même, ce que l’on peut appuyer par le concept de Karl Rahner de l’auto-communication de Dieu. S’il avait besoin d’une Eucharistie et donc d’un ministre, Dieu aurait besoin d’un intermédiaire pour assurer sa contemporanéité et donner la condition, ce dont Kierkegaard a montré l’impertinence théologique. Il est contemporain de lui-même et par lui-même.

Car par rapport à l’absolu, il n’y a qu’un seul temps : le présent ; celui qui n’est pas contemporain de l’absolu, pour lui l’absolu n’est rien du tout. Et puisque Christ est l’absolu, on voit facilement qu’il n’y a par rapport à lui qu’une seule situation : la contemporanéité. 

Kierkegaard, Exercice en christianisme

A vrai dire, seule une théologie de la vie dans l’Esprit, s’appuyant sur la théologie paulinienne permet de le penser jusqu’au bout. Il faut rappeler ou plutôt enseigner avec force que la vie dans l’Esprit est la vie chrétienne normale, et qu’elle pose comme vérité de foi la présence réelle de Dieu en tout temps et en tout lieu. Nier cela, c’est nier la Révélation. Limiter la contemporanéité de Dieu à l’Eucharistie conduit à de nombreuses fâcheuses conséquences et à des mensonges :

  • une théologie du ministère comme intermédiaire indispensable pour avoir accès à Dieu[10] … avec comme conséquence que Dieu ne donnerait plus de lui-même la condition, mais par un intermédiaire, ce à quoi Kierkegaard s’oppose.
  • un ministre serait donc un douanier de la grâce.
  • sans sacrement, nous serions coupés de Dieu.
  • La non-consistance de l’Esprit Saint, qui en fin de compte ne serait pas « réel », et cela en dépit de l’enseignement de l’apôtre Paul.
  • Une négation de la contemporanéité de la Résurrection malgré la présence de l’Esprit du Ressuscité selon le Nouveau Testament.
  • etc.

On me reprochera sans doute de dire cela, mais ces mensonges sont la conséquence de l’omission plus ou moins involontaire de l’Eglise. En effet, la théologie n’est pas indemne de l’emprise de la volonté de puissance, de la volonté de pouvoir : elle fut politique sans doute malgré elle, par l’hégémonie des sacrements et le maillage territorial comme volonté de contrôler et d’avoir la main sur la population chrétienne. Mais cela est anecdotique en rapport au cœur de ce que je présente dans cet article.

Le cœur est bien d’affirmer que le concept de contemporanéité du Christ, tel que Kierkegaard le développe est ce qui permet de penser philosophiquement les affirmations pauliniennes sur la présence du Christ dans l’Esprit. D’abord en rappelant que « Le Seigneur, c’est l’Esprit ; et là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté. » (2 Co 3, 17). A la suite de la Pentecôte, la présence de l’Esprit du Ressuscité est la présence du Seigneur de la Résurrection. A cela, aucune condition n’est indiquée, qui restreindrait la contemporanéité de sa présence. Pour reprendre la typologie de Kierkegaard, nous restons dans une contemporanéité immédiate par l’Esprit permettant la contemporanéité réelle par la foi. La présence de l’Esprit du Ressuscité permet à Dieu lui-même de donner lui-même la condition de la foi : en personne, celle de l’Esprit. « Par lui [Jésus] les uns et les autres, nous avons accès auprès du Père, dans un même Esprit. » (Eph 2,18). L’Esprit nous donne cet accès à Dieu lui-même que Jésus avait promis avant l’Ascension : « et voici, je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde. » (Mt 28,20) La contemporanéité de Dieu-même est actuelle par l’Esprit, qui selon l’apôtre Paul est la vie chrétienne normale. Avoir pensé la contemporanéité de la Passion et de la Résurrection à l’Eucharistie, c’est pertinent ainsi qu’on l’a rappelé au début. Avoir limité la contemporanéité de Sa présence au cadre liturgique est un déni de la Révélation, une ingérence de l’Eglise institutionnelle qui s’impose spirituellement entre le Créateur et les créatures. La contemporanéité du Christ par l’Esprit est la condition de possibilité toujours disponible pour « chercher et trouver Dieu en toute chose » (Ignace de Loyola). C’est parce qu’il s’est rendu accessible, lui-même, en personne qu’on peut le rencontrer et le trouver sans intermédiaire : ni ministériel, ni de doctrine. Au-delà de ce que fut la Chrétienté, nous sommes appelés à enjamber le temps et les siècles, enjamber la doctrine, voire la tradition quand elle fait écran à cette contemporanéité absolue qui nous ait acquise par la Résurrection et la Pentecôte. Vivre en chrétien, c’est vivre au temps de Jésus, dans le présent de Sa présence, dans l’éternel christianisme dont aucune chrétienté ne doit nous détourner, là où le Père s’est assuré au prix de son Fils de se rendre présent lui-même par l’Esprit auprès de chacun de ses enfants. Par la foi, il nous faut retrouver cette étonnante modernité, cette magnifique proximité de Jésus dans sa contemporanéité pour fonder une authentique théologie de la vie dans l’Esprit et une pastorale ne limitant pas sa présence, mais se tenant en Sa présence, là où Dieu lui-même sera dit et proclamé en libre accès.


[1] Chez Kierkegaard, ce terme renvoie à la doctrine hégélienne qui ferait un écran de connaissance inévitablement douteuse entre le Christ et nous.

[2] Kierkegaard, Miettes Philosophiques, Gallimard, 1990, p.108-109.

[3] Ibid., p.107.

[4] Id.

[5] Id.

[6] Ibid., p.107-108. Ici Kierkegaard nous renvoie à deux versets de Paul : « Mais si quelqu’un aime Dieu, celui-là est connu de lui. » (1 Co 8,3) et « mais à présent que vous avez connu Dieu, ou plutôt que vous avez été connus de Dieu » (Ga 4,9)

[7] Ibid., p.109.

[8] Ibid., p.110. Je rappelle ici que l’étymologie grecque de « autopsie » signifie « action de voir par soi-même ». C’est donc au sens étymologique qui faut comprendre ce mot et non dans son acception médicale.

[9] Ibid., p.148.

[10] Sur ce sujet, je renvoie à un de mes premiers articles : l’accès à Dieu dans l’Eglise catholique. Lien : https://repenserleglise.fr/2018/11/15/lacces-a-dieu-dans-leglise-catholique/

Publié par ThibautG

Vouloir l'Eglise que Dieu veut

5 commentaires sur « La contemporanéité du Christ comme condition de possibilité »

  1. Merci Thibaut ! Je confirme absolument l’auto communication de Dieu (quelle jolie expression). Il n’a besoin de rien ni de personne pour se faire connaître. Heureusement qu’il n’est pas nécessaire de recevoir un sacrement pour être capable de l’entendre sinon je ne serais toujours pas baptisée ! Merci de mettre des mots, des concepts sur des interrogations qui m’habitent.

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  2. Merci pour votre article, très clair pour un béotien comme moi.
    Je souscris dans la globalité mais je me demande si vous n’allez pas un peu loin, pour un catholique, dans vos derniers paragraphes. J’y vois un risque d’opposition entre les sacrements et la vie de l’Esprit, voire de désacralisation de ces sacrements.
    Sur la communication de la grâce salvifique de Dieu à ceux qui ne reçoivent pas les sacrements (les non catholiques ou non chrétiens) j’avais trouvé éclairant le livre de Jean Arfeux, Le salut pour tous par le Christ et dans l’Eglise.

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    1. Merci ! Consciemment, je fais tout pour tenir en équilibre la pratique indispensable des sacrements et la vie dans l’Esprit tel que Saint Paul nous la décrit. Il est vrai que, étant frustré par l’anémie de la vie dans l’Esprit en paroisse, voire son déni, je peux avoir tendance à aller trop loin. Mais Paul est clair est audacieux sur la présence de Dieu en nous. Si vous trouvez des affirmations neotestamentaires qui me contrediraient, faites les moi savoir.
      Je crois par ailleurs pressentir que les abus de conscience decoulent partiellement de l’anémie d’une pastorale de l’Esprit saint où Dieu est en libre accès. Il en découle des ministres douaniers de la grâce.

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      1. Il me semble que l’on peut tenir que les sacrements sont des remèdes et des sources d’où nous puisons notre vie dans l’Esprit. En tout cas c’est comme ça que je comprends l’affirmation bien connue de JPII sur l’Eucharistie source et sommet… C’est grâce aux sacrements que nous enracinons notre foi. L’autocommunication de Dieu ne peut avoir d’effet que si nous-mêmes, pauvres pécheurs, sommes disposés à la recevoir, et les sacrements nous y aident.
        Mais je vous rejoins sur la tentation du cléricalisme et sur les limites de la structure pyramidale de l’église, rendue presque nécessaire par l’administration des sacrements… Il y a beaucoup à faire pour retrouver une église au service de la vie de foi des baptisés. Celle-ci ne se limite pas à confession-communion et quelques événements ponctuels comme mariage ou extrême onction.

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